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Introduction | |
Les notes et les rapports | Les notes Les rapports L'octave La quinte La quarte Rapports harmoniques et complémentaires |
Fabrication d'une gamme | La quinte, encore La quinte, encore et encore |
La composition musicale | Deux grands principes La mélodie La conjonction mélodique |
Diatonisme et chromatisme | La transposition La gamme chromatique Le diatonisme et le chromatisme |
Les valeurs des notes | |
La gamme de Pythagore | Les quintes ascendantes Les quintes descendantes Le comma Une gamme de 25 notes La gamme de Pythagore simplifiée La quinte du loup |
Un peu de vocabulaire | Le nom des notes Le nom des accords |
En choisir 7 parmi 12 | Gammes et modes Des noms un peu compliqués |
La tierce | La polyphonie L'accord de tierce majeure L'accord parfait De nouveaux rapports |
La gamme de Zarlin | Superposition d'accords parfaits Formation de la gamme de Zarlin Gamme chromatique Zarlinienne Le comma Zarlinien Les accords justes en gamme de Zarlin L'accord parfait, de nouveau En choisir 7 parmi 21 En choisir 12 parmi 21 |
D'autres gammes ... | Comparaison Pythagore - Zarlin Un peu de fantaisie D'autres gammes mineures |
Les septièmes | |
Composition musicale, suite | Le plan tonal La forme sonate La modulation Le blues |
Les neuvièmes | |
La gamme tempérée | Une solution radicale Justesse des rapports Du vocabulaire mal choisi Le comma tempéré La survie des commas |
Forme des accords | |
La crise du système tonal | L'accord de onzième augmenté Les accords complexes La modulation continue |
Tonalités, modalités, et atonalité | Le retour des modes La multiplication des tonalités Le chromatisme, mais modal L'atonalité |
Dodécaphonisme | Naissance Principe Résultat |
Le sérialisme | Naissance Principe Résultat |
Et ensuite... | La liberté Le timbre Le public |
Bilan | Bibliographie Liens intéressants |
Longtemps, je me suis posé quelques questions très simples à propos de la musique. Pourquoi, dans une octave de piano, y a t-il 12 notes, dont 7 blanches ? Quels rapports unissent ces touches ? Ces touches et ces rapports ont-ils toujours été les mêmes ? Le nombre des touches et leurs rapports, sont-ils arbitraires, c'est à dire peut-on imaginer des systèmes totalement différents, ou sont-ils obligatoires pour faire de la musique ? De quelle manière ces systèmes de touches influent-ils sur la manière de composer de la musique ? N'étant pas musicien, mes connaissances en solfège sont absolument nulles, je suis incapable de lire une partition. Pourtant, j'aurais quand même aimé savoir ce que signifie exactement "concerto en Do majeur", ou "en Fa# mineur". Ces questions en entraînant d'autres, j'ai commencé à m'intéresser à la naissance des gammes, à leur contenu et à leur utilité.
Ce texte explique ce que j'ai compris à propos des gammes. Ce sont des explications plus mathématiques que musicales ou historiques (même si je fais quelques détours dans l'histoire de l'apparition de ces gammes). Aucune connaissance en solfège n'est requise. Il suffit de savoir calculer des rapports (Y en aura plein ! Mais je les ai calculés, vous n'aurez qu'à me faire confiance sur la justesse des calculs...).
Ce texte ne prétend absolument pas à la vérité absolue. J'espère juste qu'il n'est pas trop faux ! Il y a sûrement pas mal d'approximations sauvages, et sans doute quelques contre-sens musicaux ou historiques. Je suis ouvert à toutes vos précisions, pour tenter d'améliorer mes connaissances, et ce texte !
D'abord, qu'est-ce qu'une note ? (j'avais prévenu, je commence à la base ...). Un son est déterminé par quatre facteurs : sa hauteur (grave ou aigu), son intensité (fort ou faible), sa durée (court ou long), et son timbre (c'est tout ce qui n'est pas déterminé par les trois autre facteurs, à savoir si c'est un son de piano ou un son de violon). Une note, c'est un son marqué sur une partition. Pour ce faire, il faut obligatoirement tenir compte de la hauteur du son (un Si, un Do ...), et de sa durée (une croche, une blanche ...). Mais son intensité est souvent oubliée (on suppose une valeur par défaut), et le timbre plus encore. Je vais encore faire pire : dans tout ce texte, quand je parlerai de note, je ne m'intéresserai qu'à sa hauteur. C'est la seule grandeur caractéristique qui m'intéresse dans une note. Cette hauteur correspond à une fréquence de vibration, exprimée en Hertz. Par exemple, à 440 Hz, on a une note que généralement on appelle un La.
Cependant, un son ne correspond jamais totalement à une note, à cause du timbre. C'est à dire que dans un son, j'ai une fréquence principale, qui me donne la hauteur, et plein d'autres fréquences, qui entourent la fréquence principale, lui donnant une couleur particulière. Dans un son musical (par exemple dans une voix qui chante, par opposition à une voix qui parle), ces fréquences secondaires s'organisent principalement autour des harmoniques de la fréquence de base. Qu'est-ce que ces harmoniques ? Si une note possède une vibration qui vaut n, les harmoniques sont les vibrations 2n, 3n, 4n, 5n, etc. Généralement, plus on s'éloigne de la fréquence principale, plus les harmoniques sont faibles et peu discernables. C'est à dire que dans la fréquence n, on entendra fortement la fréquence 2n, assez fortement la fréquence 3n, mais quasiment plus la fréquence 9n. La présence de ces harmoniques est l'une des données scientifiques les plus fondamentales qui soient à la base des théories musicales, quant aux rapports liant des notes émises successivement ou simultanément.
Cependant, toute généralité possède d'infinies contradictions. Il y a des sons musicaux, dans lesquels la fréquence "entendue" n'est pas la fréquence de base (parce que celle-ci est trop basse par exemple pour être perçue par l'oreille), d'autres où des harmoniques de rang élevé seront plus forts que des harmoniques de rang plus proche, d'autres encore où le son sera fortement composé de vibrations inharmoniques... Les sons d'orgue (où l'utilisation des jeux permet de manipuler fortement les composantes du timbre), ou celui des cloches (qui par leur constitution favorisent souvent les inharmoniques musicaux) offrent de nombreux contre-exemples. Mais en général, donc, le postulat reste vrai.
Quand on joue plusieurs notes successivement ou plus encore quand on les joue simultanément, l'oreille est sensible aux rapports qui existent entre ces notes. Et quand je dis "rapports", je le dis aux deux sens du terme ! C'est à dire au sens général (l'oreille repère simplement qu'une note est plus haute ou plus basse que l'autre), mais aussi au sens mathématique ! Quand le rapport mathématique des deux notes est simple, l'oreille le sent. Et plus ce rapport est simple, plus l'oreille trouve que les deux notes sont liées l'une à l'autre. Par exemple, si après une note de 1000 Hz, j'en joue une de 500 Hz, l'oreille repère que ces deux notes sont très fortement liées l'une à l'autre. Et de fait, le rapport qui les lie vaut 1000/500 = 2/1, qui est une expression très simple. Si, après la note de 500 Hz, j'en joue une de 600 Hz, les deux notes seront liées par un rapport de 600/500 = 6/5, qui est un rapport beaucoup plus compliqué, trop compliqué pour que l'oreille le repère.
Comment l'oreille effectue-t-elle ce calcul ? En fait, elle ne calcule pas, elle reconnaît ! Elle reconnaît dans les harmoniques de la note 2 un certain nombre d'harmoniques déjà présents dans ceux de la note 1. Plus les deux notes ont d'harmoniques communs, plus les deux notes semblent liées. Or, plus le rapport mathématique liant les deux notes est simple, plus le nombre d'harmoniques communs est élevé. Par exemple, tous les harmoniques de 1000 Hz (à savoir 2000 Hz, 3000 Hz, 4000 Hz, etc.) sont des harmoniques de 500 Hz. Par contre, entre 500 Hz et 600 Hz, le premier harmonique commun est 3000 Hz, assez éloigné et donc assez peu discernable. Du coup les notes sembleront peu liées.
Une autre façon de voir les choses, c'est en étudiant les résonances. Prenons deux cordes, l'une de longueur fixe F, et une autre de longueur variable V, tendue l'une à coté de l'autre. On fait vibrer la corde de longueur F. Celle-ci émet alors une fréquence dont la valeur est inversement proportionnelle à F. Si on fait varier la longueur V de la corde voisine, celle-ci va, pour certaines valeurs repérables de V, se mettre elle aussi à vibrer, par sympathie avec la corde F. On se rend compte que ce phénomène se produit lorsque V est en "rapport simple" avec F. Par exemple, lorsque V vaut F/2, ou F/3. Car alors, la fréquence émise par F correspond à une des harmoniques de la fréquence qu'aurait émise V, et V réagit à cette harmonique. Bon, je me rends compte que mon explication n'est pas très claire... Avec un oscilloscope et des courbes de Lissajous, c'est beaucoup plus simple... De toute façon, ce n'est pas fondamental : l'important est de comprendre que cette mise en avant des harmoniques est à la fois un phénomène physique, que l'expérience des cordes vibrantes permet de mettre en avant, et un phénomène psychophysiologique, à savoir repérable par l'oreille et le cerveau (le rôle respectif de ces deux organes étant lui aussi soumis à de nombreuses polémiques et conjectures).
Donc, plus le rapport est simple, plus les notes sont liées. A ce titre, les rapports les plus simples ont reçu des noms. Ces noms se verront justifiés beaucoup plus tard dans cette étude, après la structuration de la gamme. Mais cela simplifiera mon travail de pouvoir citer ces noms de rapports.
Rapport | Exemple | Nom |
2/1 | Do - Do | Octave |
3/2 | Do -Sol | Quinte |
4/3 | Do - Fa | Quarte |
5/4 | Do - Mi | Tierce majeure |
6/5 | Do - Mib | Tierce mineure |
Ces accords suffiront dans un premier temps. On voit déjà que le rapport 6/5 que je décrivais ci-dessus comme peu riche en harmoniques communs, donc assez peu discernable, est en fait un rapport de tierce mineure, donc quelque chose d'assez courant dans notre langage musical ! Ce qui prouve que ce phénomène d'harmoniques n'explique pas tout, loin de là. Rapidement, d'autres règles apparaîtront, par le biais de la structuration progressive du langage musical et de son implantation dans la culture générale de ceux qui composent et de ceux qui écoutent.
Il est difiicile d'imaginer un rapport plus simple que celui-là : 2/1. Quand n2 est à l'octave de n1, tous les harmoniques de n2, et n2 lui-même, sont des harmoniques de n1. D'une certaine façon, n2 disparaît dans n1. C'est un phénomène extrêmement repérable, et que toutes les cultures de notre petite planète ont observé et intégré à leurs langages musicaux. Quand un homme et une femme chantent ensemble, ils vont généralement chanter à une ou plusieurs octaves de distance, sans le chercher, et sans même souvent en prendre conscience, tant cela leur semblera naturel.
Prenons une note repère, par exemple la note de fréquence 1000 Hz (ça simplifiera les calculs). En utilisant les octaves, j'ai aussitôt une échelle qui apparaît dans tout le spectre des fréquences : 250 Hz, 500 Hz, 1000 Hz, 2000 Hz, 4000 Hz, apparaissent comme des reflets de la note de départ. Si un phénomène est repéré dans la plage 1000 Hz - 2000 Hz, ce même phénomène se reproduira à l'identique dans la plage 2000 Hz - 4000 Hz, ou dans la plage 500 Hz - 1000 Hz, etc. (Cette reproduction à l'identique étant quand même atténuée par les performances physiques de l'oreille, qui réagit mal aux fréquences trop basses ou trop aiguës, et ne réagit plus du tout aux ultra-sons ... ou à la lumière, qui, bien que caractérisée elle aussi par des fréquences, n'obéit plus vraiment aux mêmes règles !).
On peut noter aussi que, dans le monde des fréquences, la distance se mesure par une division, et non par une soustraction. Par exemple, il y a la même distance entre 50 et 100 Hz, qu'entre 2000 et 4000 Hz : la distance d'une octave.
Une fois fixés ces repères successifs à la distance d'une octave les uns des autres, il suffit de se concentrer sur ce qui se passe à l'intérieur d'une octave, puis de répercuter ces informations dans les autres octaves. Les phénomènes sont à ce point identifiables, que deux notes à l'octave l'une de l'autre porteront le même nom. La note à l'octave d'un Do s'appellera aussi un Do. Pour les différencier, on leur donne un numéro : la note à l'octave du Do1 se notera Do2.
Par la simple reconnaissance de l'octave, le monde des fréquences commence à se structurer : il se trouve divisé en une série d'octaves. Il faudrait maintenant structurer cette octave. Pour cela, il suffit d'introduire un autre rapport : la quinte. L'octave était obtenue en doublant la note de base, la quinte est obtenue en la triplant. Mais comme cette note triple est au-dessus de l'octave, on prend sa note reflet, en la divisant par 2. Donc, pour obtenir la quinte d'une note, on la multiplie par 3/2. Quand n2 est à la quinte de n1, la moitié des harmoniques de n2 sont aussi des harmoniques de n1 : si n1 vaut 1000, n2 vaut 1500, et ces deux notes ont les harmoniques 3000, 6000, 9000, etc., en commun. La note n2 ne disparaît pas dans n1, mais apparaît comme très fortement liée à elle.
La quinte permet d'avoir déjà une sorte de gamme : une gamme ditonique, c'est à dire composée de deux notes, la note de base, et sa quinte. Pour simplifier la notation, je prends comme note de départ un Do, auquel j'affecte la valeur 1. Les autres notes se verront dotées des noms qu'elles ont actuellement, et qu'elles n'avaient certainement pas à l'époque où ces gammes sont nées. Mais ça simplifie l'écriture. Donc, notre gamme ditonique s'écrira : Do=1 - Sol=3/2. On peut répercuter cette gamme sur l'ensemble du spectre fréquentiel, par le jeu des octaves. Ce qui donne Do1=1 Sol1=3/2 Do2=2 Sol2=3 Do3=4 Sol3=6 etc.
Cette gamme ditonique est assez élémentaire mais c'est un début !
Dans cette gamme ditonique, nous connaissons presque tous les rapports mis en jeu : entre un Do1 et Do2 supérieur, nous avons une octave. Entre Do1 et Sol1, nous avons un rapport de quinte. Mais entre Sol1 et Do2, quel rapport avons-nous ? Do2/Sol1 = 2 / (3/2) = 4/3. C'est un rapport de quarte. Ce rapport apparaît comme le complémentaire de l'accord de quinte (complémentaire par rapport à l'octave : octave - quinte = quarte).
Donc, quand on utilise l'octave et la quinte, la quarte aussitôt s'introduit, sans avoir été invitée. On peut donc dire que notre gamme ditonique est formée de deux rapports : l'octave, et la quinte/quarte.
Il y a en fait deux types de rapports. Les rapports d'octave et de quinte sont fondées sur la fréquence d'harmoniques communs entre les deux notes. J'appellerai ce type de rapport un rapport harmonique. L'octave est un rapport harmonique d'ordre 2 (il faut multiplier par 2 pour obtenir une octave). La quinte est un rapport harmonique d'ordre 3 (il faut multiplier par 3 pour obtenir la quinte, avant de diviser par 2 pour revenir dans la gamme). La quarte n'est pas un rapport d'harmonique : c'est un rapport obtenu en prenant la différence entre l'octave et la quinte. J'appellerai ce type de rapport un rapport complémentaire. La quarte est le rapport complémentaire entre la quinte et l'octave.
Avec seulement deux rapports harmoniques, nous pouvons obtenir de nombreux rapports complémentaires, en prenant d'abord la différence entre les rapports harmoniques, puis les différences entre les rapports complémentaires au fur et à mesure qu'ils sont trouvés.
Type d'accord | Valeur | Nom | Abréviation |
Harmonique d'ordre 2 | 2 | Octave | "8" |
Harmonique d'ordre 3 | 3/2 | Quinte | "5" |
"8" - "5" | 4/3 | Quarte | "4" |
"5" - "4" | 9/8 | Ton majeur | "2M" |
"8" - "2M" | 16/9 | Septième mineure Pythagoricienne | "7p" |
On peut continuer ainsi, indéfiniment, mais je choisis de m'arrêter là car les nouveaux rapports complémentaires calculables sont trop complexes pour être utilisables ("7p" - "2M", par exemple, vaut 128/81 ; or, gardons nous d'oublier le paradigme "plus le rapport est simple, plus l'oreille y est sensible" ; ce paradigme fait que ce rapport complémentaire est rejeté comme inutile et inopérant).
Avec notre Do et notre Sol, nous avons déjà un début de gamme. Comment compliquer cette gamme ditonique rudimentaire ? A priori, il y a deux manières : soit on introduit un nouveau rapport (que ce soit un nouveau rapport harmonique comme la tierce majeure, ou que ce soit un des rapports complémentaires, par exemple le ton majeur), soit on utilise les rapports déjà présents, en se débrouillant pour obtenir de nouvelles notes. C'est cette seconde voie qui a été prise, par une sorte de principe d'économie, et par la simple logique des événements.
Ce que j'ai fait en partant de Do, recommençons-le, mais en partant de Sol. Si je pars de Sol1 et que je monte d'une octave, j'obtiens Sol2. Mais si je monte d'une quinte, qu'obtiens-je ? Une nouvelle note, qui s'appellera Re2 = Sol1 * 3/2 = 3/2 * 3/2 = 9/4. Par jeu d'octave, ce Re2 engendre Re1 = (9/4) / 2 = 9/8, qui peut d'ailleurs être obtenu directement en descendant d'une quarte à partir de Sol1.
On obtient donc une gamme tritonique : Do=1 Re=9/8 Sol=3/2.
Il est important de voir que ce Ré n'est pas déterminé par "on applique le rapport de ton majeur au Do", mais par "on applique le rapport de quinte au Sol". Bien sur, le résultat est le même. Mais le rôle du Ré n'est pas du tout le même. En fait, quand le Ré est ainsi déterminé par sa qualité de "quinte de quinte", le rapport de ton majeur n'est pas du tout entendu par les musiciens et les auditeurs. Et la suite des événements n'est pas la même non plus. Pour trouver une quatrième note, on ne va pas appliquer le rapport de ton majeur au Ré (qui nous donnerait un Mi), mais on va lui appliquer le rapport de quinte, ce qui nous donnera un La.
On recommence donc la même opération, en partant du Ré. Puis de nouveau, en partant de la nouvelle note créée. A chaque fois, on prend la quinte supérieure, ou la quarte inférieure, de façon à rester toujours dans la même octave.
En vous faisant grâce de la valeur exacte des notes successivement créés, voici un tableau résumant la structuration progressive de la gamme, pour passer de deux notes à sept notes, en ne se servant que d'un seul rapport : la quinte.
Pour donner une idée de la structure de chacune de ces gammes, je donne aussi le nombre de demi-tons séparant les notes successives, dans notre gamme tempérée actuelle.C'est juste pour donner une idée de la façon que ces notes ont de se répartir dans la gamme, puisque les demi-tons à cette époque-là n'existaient pas, ni la gamme tempérée.
Nom | Notes | Écarts |
Monotonique | Do Do2 | +12 |
Ditonique | Do Sol Do2 | +7+5 |
Tritonique | Do Re Sol Do2 | +2+5+5 |
Tétratonique | Do Re Sol La Do2 | +2+5+2+3 |
Pentatonique | Do Re Mi Sol La Do2 | +2+2+3+2+3 |
Hexatonique | Do Re Mi Sol La Si Do2 | +2+2+3+2+2+1 |
Heptatonique | Do Re Mi Fa# Sol La Si Do2 | +2+2+2+1+2+2+1 |
On voit que les écarts sont à peu près correctement répartis dans les gammes ditonique, pentatonique, et heptatonique. La gamme ditonique est trop simple pour être vraiment intéressante. Par contre, les deux autres vont être d'un emploi fréquent, et le sont encore.
Toutes ces gammes sont des gammes diatoniques, c'est à dire des gammes composées de tons (par opposition à la gamme chromatique, qui sera définie plus tard). Mais c'est surtout la gamme heptatonique qui est désignée par ce terme.
Et après l'heptatonique ? En fait, il se trouve que pendant plusieurs siècles, les compositeurs ont trouvé que la gamme heptatonique suffisait amplement pour faire de la musique. Mais faire de la musique, c'est quoi ?
Loin de moi l'idée de définir ce qu'est l'art de composer. Au cours des siècles, et d'une civilisation à l'autre, la musique a adopté bien des visages différents, et à chaque fois que des schémas ont été établis, il s'est trouvé des artistes pour les chambouler, ou des découvertes pour les contredire.
J'aimerais simplement dégager deux principes, qui me semblent un peu plus universels que beaucoup d'autres, pour permettre de créer une uvre musicale : le principe de tension/détente, et le principe du pareil/différent.
Le principe de pareil/différent permet d'établir des formes. La répétition permet à la mémoire de se repérer dans le discours musical, et par opposition de découvrir ce qui est différent.C'est par la différence que s'élabore le discours musical. Les formes savantes de musique emploient en fait assez souvent le "presque pareil", où le "pareil" permet à l'oreille et à la mémoire de repérer qu'il y a un lien entre deux événements, et le "presque" (donc le fait que ce ne soit pas exactement pareil) permet de découvrir ce qui a changé, et donc le chemin parcouru dans l'uvre entre les deux événements.
Le principe de tension/détente tient plus à la teneur même du discours musical. Il s'agit de garder l'auditeur attentif au déroulement de la pièce musicale, et de le récompenser de cette écoute en le laissant dans un état satisfait. D'une certaine façon, il faut créer chez l'auditeur un besoin (le besoin d'écouter la pièce jusqu'au bout), puis satisfaire ce besoin (pour qu'il soit heureux de son écoute). Pour cela, on crée une tension, qui force l'attention de l'auditeur, puis on la supprime (dé-tension = détente ; on dit qu'on "résout" la tension), ce qui crée un sentiment d'apaisement. Ce principe est d'ailleurs plus universel que pour la seule musique : détente d'un bon repas après la tension de la faim, détente du Happy End des contes de fée ou des films hollywoodiens, etc.
Généralement, on considère que la musique s'écrit en deux dimensions : dimension horizontale des notes émises successivement (c'est la mélodie), dimension verticale des notes émises simultanément (c'est l'harmonie). Mais cette conception n'est pas universelle. Pendant des siècles, la musique n'a été qu'horizontale. Elle ne deviendra verticale qu'à partir de la Renaissance.
Cependant, même pour la simple mélodie, les principes que je viens d'énoncer sont valables.
Le principe de pareil/différent engendrera des formes simples comme le couplet-refrain, ou le canon, et des formes plus complexes, jusqu'à très complexes, comme la fugue.
Le principe de tension/détente, lui, pourra trouver une traduction dans la notion de
conjonction. En résumé (car l'exposé des théories sur les différents types de
conjonction dépasserait le cadre de cet article), on peut dire ceci :
- Deux notes qui se suivent dans la gamme sont dites conjointes.
- Deux notes qui sont séparées par une ou plusieurs autres notes sont dites disjointes.
- Utiliser des notes conjointes ne crée pas de tension.
- Utiliser des notes disjointes crée une tension. Cette tension doit être résolue (pour
parvenir à la détente) par l'utilisation des notes qui séparent les notes disjointes.
Ces règles permettent de savoir par exemple comment "terminer" une phrase
mélodique de façon à ce que cette fin soit parfaitement ressentie par les auditeurs :
il faut que les tensions contenues dans la phrase mélodique ait été amenées à la
détente par la résolution des disjonctions. Un certain nombre de figures particulières,
d'exceptions, et de règles annexes, permettent de rendre ce système plus flexible.
Nous avons donc, à partir de l'accord de quinte, fabriqué diverses gammes diatoniques, qui trouvent leur achèvement dans la gamme heptatonique. Que se passe-t-il ensuite ? Apparemment, le besoin d'enrichir la gamme de nouvelles notes ne se fait pas sentir : il n'y a jamais eu de gamme octotonique ou décatonique.
Par contre, il est agréable de pouvoir transposer une mélodie, afin d'adapter une mélodie à la voix ou aux instruments chargés de jouer cette mélodie, en décalant vers le haut une mélodie un peu trop basse, ou en décalant vers le bas une mélodie un peu trop aiguë.
Disons qu'un chanteur ait du mal à chanter la note Fa, trop basse pour lui, et veuille néanmoins chanter la mélodie décrite ci-dessus "Fa La Sol Do Do La La Fa La Sol La Sol Fa". Il peut pour se faciliter la tache tout décaler d'une note vers le haut, ce qui donne (dans notre gamme pentatonique Fa Sol La Do Ré) "Sol Do La Ré Ré Do Do Sol Do La Do La Sol". Mais ces mélodies ne sont pas vraiment identiques, ni même équivalentes : les écarts qui séparent les différentes notes sont trop différents. Dans le début Fa-La-Sol, Sol est à peu près à la même distance de Fa que de La (pas "exactement" à la même distance, si je calculais les valeurs exactes de ces notes, qui ne portent les noms Fa La et Sol que par commodité personnelle), alors que dans Sol-Do-La, La est bien plus proche de Sol que de Do. Ce qui change passablement l'effet produit.
Il faudrait donc un système qui permette de changer la note de départ sans changer les effets de la mélodie. Dans une certaine mesure, cela est possible avec la gamme chromatique.
Nous nous étions arrêtés à la gamme diatonique heptatonique, dont les 7 notes respectaient le schéma +2+2+2+1+2+2+1 en termes de demi-tons (analyse grossière que j'affinerai plus tard dans ce texte). L'idée, ce serait d'égaliser un peu les écarts qui existent entre ces différentes notes. Ainsi, si chaque fois qu'il y a un intervalle de 2 demi-tons, on plaçait une note intermédiaire, on aurait une gamme où toutes les notes seraient à un demi-ton l'une de l'autre. Les transpositions seraient alors moins détériorantes, puisque toutes les notes grimpant de la même distance, les distances successives entre les notes seraient conservées.
Pour cela, il faut ajouter 5 notes, ce qui nous en fait 12 au total.
Ces notes sont en fait ajoutées exactement de la même manière que les précédentes : à partir de la note Fa# (qui était obtenue en calculant la sixième quinte successive de Do), nous allons continuer à calculer des quintes successives. Nous obtenons alors successivement : Do# Sol# Ré# La# Fa.
Pourquoi s'arrêter là ? Parce que la quinte de Fa, c'est le Do. Nous sommes revenus, après 12 quintes successives, à notre point de départ. Une boucle est bouclée. Ou presque. Quand je ferai les calculs exacts, nous verrons que malheureusement la boucle n'est que presque bouclée, et que ce presque a provoqué bien des problèmes. La gamme ainsi construite (Do Do# Ré Re# Mi Fa Fa# Sol Sol# La La# Si) est appelée gamme chromatique. Parce qu'elle contient en elle toutes les gammes diatoniques. Si chacune de ces gammes diatoniques correspond à une couleur musicale particulière, la gamme des 12 notes contient en elle toutes les couleurs musicales. D'où son nom de gamme chromatique.
Nous pouvons nous arrêter un moment et contempler le chemin parcouru. Dans un premier temps, en utilisant la quinte (et l'octave), nous avons construit des gammes diatoniques successives, jusqu'à atteindre la gamme heptatonique, formée de 7 notes. Tiens, autant que de touches blanches sur une octave de piano !
Après quoi, en continuant le mécanisme en vue de combler les trous existant entre ces sept notes, nous avons obtenu une gamme de 12 notes, qui permet de transposer, c'est à dire d'adapter la hauteur d'une mélodie aux possibilités du chanteur ou de l'instrument devant interpréter cette mélodie. Tiens, 12 notes, autant que de touches (blanches ou noires) sur une octave de piano !
Ces deux types de gammes sont très différents : dans une gamme diatonique, toutes les notes peuvent être utilisées. La gamme chromatique par contre ne sert que de réservoir à notes. Elles ne sont pas toutes jugées utilisables. Pour faire de la musique, il s'agit de choisir un certain nombre de notes parmi les 12 de la gamme chromatique, ce qui consiste à se fabriquer une gamme diatonique. C'est cette gamme diatonique qui sera ensuite utilisée pour faire de la musique.
Ca, c'est la théorie. Elle sera suivie pendant plusieurs siècles. Parfois cependant, des compositeurs éprouvent le besoin d'utiliser des notes qui ne font pas partie de la gamme diatonique choisie au départ : soit c'est un emprunt très bref, pour ajouter de l'inattendu, un peu de piment, soit il s'agit carrément de changer de gamme diatonique en cours de morceau, ce qui s'appelle moduler. Si on module trop souvent, c'est à dire si on n'arrête pas de changer de gamme diatonique au cours du morceau, on en arrive à utiliser à peu près toutes les notes de la gamme chromatique dans un intervalle de temps resserré. Ca s'appelle du chromatisme. Cela a été une des conquêtes de la fin du XIXème siècle, et d'une partie du XXème siècle. J'y reviendrai en temps utile.
Après ce rapide survol sur la formation à l'aide du rapport de quinte de plusieurs gammes diatoniques et d'une gamme chromatique, nous allons entrer plus en détail sur les valeurs en fréquence des notes composant ces gammes. Cela permettra de voir quels problèmes se sont posés, et quelles solutions ont été trouvées.
Il ne faut pas cependant attacher trop d'importance à la valeurs de ces notes. Un instrument de musique s'accorde plus avec l'oreille qu'avec un fréquence-mètre, et la notion de "justesse" d'un accord est plus une affaire de culture et d'habitude qu'une affaire de mathématique. Il vaut mieux parler de rapport pur pour désigner le rapport établi selon la règle mathématique, en sachant que le rapport "juste", celui utilisé par la majorité des musiciens, est parfois assez éloigné du rapport pur.
Par exemple, la tierce majeure pure d'une note de 1000 Hz vaut 1250 Hz. Mais la tierce majeure juste actuellement utilisée sur un piano accordé en tempérament égal vaut 1259 Hz.
L'oreille est capable d'une certaine tolérance, qui lui permet de "comprendre" la fonction d'une note, même si cette note n'a pas exactement la valeur que cette fonction demande. Intervient aussi une notion d'habitude, qui fait que l'oreille (ou le cerveau qui va généralement avec) reconnaîtra aujourd'hui peut-être plus facilement une tierce majeure de 1259 Hz qu'une tierce majeure de 1250 Hz.
Que cela ne nous empêche plus, maintenant ces précautions prises, de pinailler sur des écarts de quelques hertz, auxquels l'oreille n'est donc pas forcément sensible, mais qui intellectuellement m'intéressent.
Prenons donc comme base un hypothétique Do valant 1000 Hz, juste histoire de simplifier les calculs, et parce que la hauteur absolue des notes n'a aucune importance, les notes n'acquérant une importance que relativement les unes aux autres.
A partir de ce Do, construisons nos 12 quintes successives pour obtenir la gamme chromatique.
1000, 1500, 1125, 1687, 1265, 1898, 1423, 1067, 1601, 1201, 1802, 1351, 1013.
Si je les remets dans l'ordre, ça donne :
1000, 1013, 1067, 1125, 1201, 1265, 1351, 1423, 1500, 1601, 1687, 1802, 1898.
Est-ce là la gamme chromatique des quintes ? Non, pas exactement. Car s'il est marquant pour l'oreille de passer d'une note à sa quinte, il est aussi marquant de passer d'une note à sa quinte inférieure (obtenue en divisant la note par 3/2, au lieu de multiplier). Cela donne une autre série, celle des quintes descendantes.
Repartons de notre Do, et calculons les quintes descendantes successives. Il s'agit de diviser la note par 3/2, au lieu de la multiplier, comme pour la série ascendante. Mais ce qui nous intéresse, c'est toujours l'intervalle des fréquences entre 1000 et 2000 Hz. Donc, après avoir divisé la note, il va falloir la multiplier par 2, pour la faire rentrer dans l'intervalle voulu. Diviser par 3/2 puis multiplier par 2, ça revient à multiplier par 4/3. Donc, la série des quintes descendantes, c'est la même série que les quartes ascendantes.
A partir de Do, construisons nos 12 quartes successives pour obtenir une autre gamme chromatique.
1000, 1333, 1777, 1185, 1580, 1053, 1404, 1872, 1248, 1664, 1109, 1479, 1973.
En les remettant dans l'ordre, ça donne :
1000, 1053, 1109, 1185, 1248, 1333, 1404, 1479, 1580, 1664, 1777, 1872, 1973.
Pourquoi s'arrêter à 12 notes, aussi bien pour les quintes ascendantes que pour les quintes descendantes ? J'avais avancé, dans le chapitre sur la gamme chromatique, qu'il fallait ajouter 5 notes pour combler les trous entre les notes de la gamme heptatonique.
En fait, on voit qu'après 12 quintes successives, on arrive presque au point de départ : 1013 au lieu de 1000 pour les gammes ascendantes, 1973 au lieu de 2000 pour les gammes descendantes. C'est une bonne approximation, et la gamme ainsi créée comprend une série de notes à peu près à la même distance les unes des autres. Cette équidistance-distance permet à la gamme chromatique de remplir son rôle de réservoir de notes, parmi lesquelles on peut choisir les notes d'une gamme diatonique, et transposer d'une gamme diatonique à une autre sans trop dégrader la musique.
Le malheur, c'est qu'on ne fait que presque revenir au point de départ. En partant de 100 Hz et en montant de 12 quintes, on arrive à 100*(3/2)^12, ce qui vaut 12975. Alors qu'en grimpant de 7 octaves, on arrive à 100*2^7, ce qui vaut 12800. La distance entre ces deux valeurs, qui vaut 12975/12800 = 1,0136 est appelée un comma pythagoricien.
Le problème, c'est que nous avons maintenant 25 notes, le 1000 de départ, plus 12 notes en montant par les quintes, plus 12 notes en montant par les quartes. Tout ça fait beaucoup trop de notes. Il va falloir trier, et éliminer.
Rendons à cette gamme son nom habituel, dû d'ailleurs plus aux pythagoriciens qu'à Pythagore lui-même. La "version longue" de cette gamme, formée de 12 quintes successives vers le haut et vers le bas, donne :
1000, 1013, 1053, 1067, 1109, 1125, 1185, 1201, 1248, 1265, 1333, 1351, 1404, 1423, 1479, 1500, 1580, 1601, 1664, 1687, 1777, 1802, 1872, 1898, 1973.
Donnons des noms à ces notes. Pour cela, il faut se rappeler que les gammes réellement utilisées, ce sont les gammes diatoniques, et donc au maximum, des gammes heptatoniques. Donc 7 noms suffisent. Ils vont être Do Sol Ré La Mi Si et Fa (surprenant n'est-ce pas ? Mais en disant cela, je simplifie terriblement l'histoire musicale, qui a mis très longtemps à fabriquer ces noms !). Certaines notes auront un nom simple, d'autres un nom composé d'un nom simple et d'une altération.
Les notes dotées d'un nom simple seront les 6 premières quintes ascendantes, et la première quinte descendante (on privilégie énormément les quintes ascendantes, seule la première quarte est sauvée d'un nom altéré). Les autres notes sont dites altérées, avec un dièse quand on monte, avec un bémol quand on descend.
Donc les noms des quintes ascendantes sont : Do Sol Ré La Mi Si Fa# Do# Sol# Ré# La# Mi# Si#.
Les noms des quintes descendantes sont : Do Fa Sib Mib Lab Réb Solb Dob Fab Sibb Mibb Labb Rébb.
Et notre version longue de la gamme de Pythagore s'écrit donc ainsi :
Do=1000 Si#=1013 Réb=1053 Do#=1067 Mibb=1109 Ré=1125 Mib=1185 Ré#=1201 Fab=1248 Mi=1265 Fa=1333 Mi#=1351 Solb=1404 Fa#=1423 Labb=1479 Sol=1500 Lab=1580 Sol#=1601 Sibb=1664 La=1687 Sib=1777 La#=1802 Dob=1872 Si=1898 Rébb=1973.
Cette gamme de 25 notes est tout simplement inutilisable. L'objectif de la gamme chromatique, ce n'est pas de découper l'octave en tranches plus fines que dans les gammes diatoniques, c'est de permettre la transposition d'une gamme diatonique à une autre en comblant les trous qu'il y avait entre les notes de ces gammes diatoniques.
On commence par supprimer les notes altérées très proches des notes simples. C'est le cas de Si#, Mibb, Fab, Mi#, Labb, Sibb, Dob, Rébb. On obtient une gamme de 17 notes.
Do=1000 Réb=1053 Do#=1067 Ré=1125 Mib=1185 Ré#=1201 Mi=1265 Fa=1333 Solb=1404 Fa#=1423 Sol=1500 Lab=1580 Sol#=1601 La=1687 Sib=1777 La#=1802 Si=1898.
Il reste encore des "couples" de notes, très proches l'une de l'autre, entre lesquelles il faut effectuer un arbitrage, pour ne pas encombrer la gamme de notes parasites : Réb-Do#, Mib-Ré#, Solb-Fa#, Lab-Sol#, Sib-La#.
La solution généralement adoptée est de choisir Do#, Mib, Fa#, Sol#, Sib. Ce qui donne :
Do=1000 Do#=1067 Ré=1125 Mib=1185 Mi=1265 Fa=1333 Fa#=1423 Sol=1500 Sol#=1601 La=1687 Sib=1777 Si=1898.
Mais en fait, cette solution ou une autre, cela importe peu. La tolérance de l'oreille, et l'habitude, auraient fait accepté n'importe quelle autre solution.
Ca y est, nous avons une gamme, de 12 notes, avec une valeur pour chaque note ! Pour arriver à ce résultat, il a fallu un certain nombre de choix successifs. Quel a été le prix de ses choix ? Quels conséquences ont-ils eu sur la musique que cette gamme permet d'écrire ?
Le problème d'un musicien, c'est de disposer d'un nombre suffisant d'accords justes (mais pas forcément purs), pour pouvoir plier le discours à sa volonté, sans être limité par le langage utilisé. Ici, il est copieusement servi en quintes justes, puisqu'elles sont pures : Do-Sol, Do#-Sol#, Ré-La, Mib-Sib, Mi-Si, Fa-Do, Fa#-Do#, Sol-Ré, La-Mi, Sib-Fa, Si-Fa#. Il ne reste qu'un accord de quinte, qui n'est ni pur, ni juste, qui est même complètement faux : c'est l'accord Sol#-Mib = 1601/1185 = 1,351.
On est loin de 1,5. On appelle cet accord "la quinte du loup". Il s'agit de surtout ne pas l'utiliser !
Et si on avait choisi d'autres notes ? Si, au cours de la simplification de la gamme, lors du passage de 17 notes à 12, on avait effectué d'autres arbitrages ? On n'aurait fait que déplacer le problème. La quinte Sol#-Mib aurait pu être rendu pure, mais alors c'est un autre accord qui aurait été faux. De fait, on peut mettre la quinte du loup où on veut. Mais on ne peut pas la supprimer. Ca vient du décalage d'un comma entre d'un coté 7 octaves et de l'autre 12 quintes. Dans la gamme pythagoricienne, toute l'erreur est reportée sur un seul accord, ce qui le rend totalement faux, mais rend tous les autres tout à fait purs.
Tous les autres, enfin, toutes les autres quintes ! Et les autres accords ? Les tierces, par exemple ? En fait, la question ne se pose pas : en ce temps là, la tierce n'est pas considérée comme un accord intéressant. Les grecs ne s'intéressent qu'à l'octave et à la quinte. Cela leur suffit. Et cela suffira, dans notre civilisation, jusqu'au 10ème siècle environ.
Depuis le début, j'ai appelé les notes par leur nom usuel : Do, Ré etc. Mais d'où viennent ces noms ? En fait, d'un chant grégorien, qui possédait une caractéristique intéressante : chaque vers commençait sur une note plus haut que le vers précédent. Et du coup, la première syllabe de chaque vers a servi à désigner la note sur laquelle cette syllabe était prononcée.
Voici ce chant, avec les mélodies à coté (je lie les notes qui chantent la même syllabe) :
Ut queant laxis | do re fa refa re |
Resonare fibris | re re do re mi mi |
Mira gestorum | mifasol mi re fado re |
Famuli tuorum | fa sol la solla re re |
Solve polluti | sollasol mi fa sol re |
Labii reatum | la sol la fa solla la |
Sancte Johannes | solfa re do mi re |
Le Si est en fait venu plus tard, au XVIIème siècle, et vient des initiales SJ du dernier vers (jusque-là, les musiciens se contentaient de six noms de notes, dans un système complexe dit d'hexacordes, permettant par enchaînements successifs de décrire les gammes heptatoniques, mais système aboutissant à des ambiguïtés qui finirent par devenir gênantes). C'est aussi vers cette époque que Ut est devenu Do, parce que Ut était une syllabe trop difficile à chanter (par contre, je ne sais pas d'où vient cette syllabe Do !).
Quinte, quarte, tierce, ou même octave, d'où viennent ces noms ? Il suffit de numéroter les notes d'une gamme heptatonique 1:Do=1000 2:Ré=1125 3:Mi=1265 4:Fa=1333 5:Sol=1500 6:La=1687 7:Si=1898 8:Do2=2000.
Rapport à appliquer | Note obtenue | Nom de l'accord |
1000 * 2/1 = 2000 | Do2 = note 8 | Octave |
1000 * 3/2 = 1500 | Sol = note 5 | Quinte |
1000 * 4/3 = 1333 | Fa = note 4 | Quarte |
1000 * 5/4 = 1250 | Mi = note 3 | Tierce (majeure) |
1000 * 6/5 = 1200 | Mi = note 3 | Tierce (mineure) |
Tiens, on tombe deux fois sur la tierce ! La première fois, 1250 est un peu au-dessus de Mi, c'est donc un peu plus que la tierce note, donc on appelle cet accord une tierce majeure. La deuxième fois, 1200 est un peu en-dessous de la tierce note, d'où le nom de tierce mineure.
Voici donc notre gamme chromatique solidement construite. Mais n'oublions pas le rôle de cette gamme : elle ne sert que de réservoir à notes. Ce n'est pas avec cette gamme que les musiciens vont faire de la musique (du moins jusqu'au XXème siècle). La musique s'écrit en utilisant des gammes diatoniques, le plus souvent heptatoniques. Donc, avant de commencer une uvre, il va falloir choisir 7 notes de gamme heptatonique parmi les 12 notes disponibles de cette gamme chromatique.
C'est un peu comme si on devait faire le tour du cadran d'une montre en 7 pas. Il faut effectuer deux choix : le point de départ, et la longueur de chacun des pas successifs. De plus, ces longueurs successives ne doivent pas être choisies au hasard : il faut une progression à peu près régulière.
Un de ces parcours est déjà connu, qui correspond au choix le plus trivial : c'est choisir le parcours Do Ré Mi Fa Sol La Si Do. Puisque la gamme chromatique est Do Do# Ré Mib Mi Fa Fa# Sol Sol# La Sib Si, ce parcours correspond aux pas successifs suivants : +2 +2 +1 +2 +2 +2 +1.
Maintenant, que se passe-t-il si on commence par un Ré ? Ré Mi Fa Sol La Si Do, cela correspond à l'enchaînement suivant de pas : +2 +1 +2 +2 +2 +1 +2. Et commencer par un Fa donne Fa Sol La Si Do Ré Mi, donc +2 +2 +2 +1 +2 +2 +1.
Et si je commençais par un Ré, mais en faisant comme si je commençais par un Fa, c'est-à-dire si j'appliquais la séquence de pas du Fa, +2 +2 +2 +1 +2 +2 +1, mais en commençant par un Ré ? Cela donne Ré Mi Fa# Sol# La Si Do#. On appelle cette gamme : "gamme de Ré en mode de Fa". Gamme de Ré parce qu'elle commence par un Ré, en mode de Fa, parce qu'on avance comme si on avait commencé par un Fa.
On peut partir de n'importe laquelle des 12 notes de la gamme chromatique, et on dispose de 7 modes de parcours différents, autant qu'il y a de notes dans la gamme heptatonique. Cela fait donc 7*12 = 84 gammes heptatoniques possibles !
On aurait pu simplement utiliser le terme "gamme de Ré en mode de Fa". Mais les musicologues utilisent souvent le terme "gamme de Ré en mode lydien". Pourquoi tout à coup du vocabulaire grec ? En fait, c'est de la confusion historique. Dans l'antiquité, les grecs possédaient des modes musicaux. Pendant le moyen-âge, la musique grégorienne utilisait aussi des modes musicaux (on les appelle les modes ecclésiastiques). Quand le système que je suis en train d'expliquer de gamme s'est mis en place, les musiciens ont voulu faire comme si ce système avait existé depuis toujours, et ont arbitrairement identifiés ces trois concepts de modes musicaux, qui en fait n'ont rien à voir les uns avec les autres. Il y avait un mode grec appelé mode lydien, mais il n'a rien à voir avec le mode lydien grégorien, et ces deux modes lydiens n'ont rien à voir avec le mode de Fa. Mais bon, c'est comme ça.
Mode de... | Nom de ce mode | Exemple : gamme de Do en ce mode | Caractère |
Do | Ionien | Do Ré Mi Fa Sol La Si Do | majestueux |
Ré | Dorien | Do Ré Mib Fa Sol La Sib Do | exotique ou solennel |
Mi | Phrygien | Do Do# Mib Fa Sol Sol# Sib Do | tristesse tzigane ou espagnole |
Fa | Lydien | Do Ré Mi Fa# Sol La Si Do | comique ou folklore polonais |
Sol | Mixolydien | Do Ré Mi Fa Sol La Sib Do | jazz cubain |
La | Éolien | Do Ré Mib Fa Sol Sol# Sib Do | triste et rêveur |
Si | Locrien | Do Do# Mib Fa Fa# Sol# Sib Do | instable, inutilisé |
J'ai indiqué un "caractère" pour chacun de ces modes. En effet, chaque mode a sa personnalité. Par exemple, l'enchaînement du mode dorien est +2 +1 +2 +2 +2 +1 +2. C'est un mode très équilibré, centré, qui ne pousse ni vers le haut ni vers le bas. La musique qu'il permet d'écrire est "dé-passionnée", du coup elle apparaît solennelle ou alors exotique, parce que ne venant pas de notre monde, provenant d'une autre époque ou d'un autre univers.
Si le mode locrien n'est pratiquement pas utilisé, c'est principalement parce qu'il ne comporte pas la quinte de la note de départ. Or, cette quinte est un des éléments essentiels du système. Ne pas pouvoir l'utiliser est un gros handicap, qui déstabilise le système. Il est par exemple difficile de conclure une mélodie écrite en ce mode (terminer une mélodie commencée sur un Do par la séquence Sol-Do est très habituel).
Donc, choisir une gamme ou une autre n'est pas innocent. Le mode est choisi en fonction du caractère du morceau de musique que l'on veut écrire. La note de départ est elle plutôt choisie en fonction des possibilités de l'instrument auquel on destine le morceau.
Nous avons donc un système assez élaboré : une gamme potentielle de 25, 17 puis 12 notes, parmi lesquelles on peut choisir 7 notes pour écrire des mélodies. Grâces aux 5 notes excédentaires, cette mélodie est transposable sur n'importe quelle autre note, à la limitation près d'éviter la quinte du loup.
Il ne faut pas croire que ce système est sorti tout propre tout net d'un coup de l'esprit de Pythagore ou de quelque autre penseur ou musicien. Il s'est construit par tâtonnements successifs, par la mise en place d'habitudes, par l'expérimentation de musiciens et de compositeurs dont le but était, non pas d'aboutir à un langage musical cohérent et efficace, mais simplement d'arriver à écrire des uvres qui expriment ce qu'ils désiraient exprimer, et à faire jouer ces uvres par d'autres personnes sans qu'elles soient trop déformées parce que les notes utilisées par ces autres musiciens n'étaient pas celles utilisées par le compositeur d'origine.
Donc, c'est un système qui a mis plusieurs siècles à se mettre en place, et qui n'a cessé d'évoluer, parfois en se perfectionnant, parfois en aboutissant à des impasses qui ont été depuis oubliées. C'est le recul historique qui nous permet de mettre à plat ces structures musicales, qui devaient être beaucoup plus floues pour les musiciens, et pour les auditeurs, de l'époque.
Qui plus est, ce système n'était pas encore mis en place qu'une révolution allait l'obliger à totalement se renouveler.
La mélodie, c'est bien. Mais c'est un peu pauvre. Comment permettre un discours musical plus riche ? Peut-être en jouant plusieurs mélodies à la fois. C'est ce qui a commencé à se faire autour du IXème siècle, début des polyphonies médiévales. Pendant plusieurs siècles, il ne s'agit que de cela : jouer plusieurs mélodies en même temps. C'est ce qu'on appelle le contrepoint. Chaque ligne mélodique se lit indépendamment, et personne ne prête guère attention au fait que du coup, plusieurs notes sont parfois jouées en même temps, et que des phénomènes particuliers en résultent.
La musique peut s'entendre horizontalement (notes jouées successivement, domaine de la mélodie), ou verticalement (notes jouées simultanément, domaine de l'harmonie). Pendant plusieurs siècles, alors même que des notes étaient jouées simultanément, les compositeurs et les auditeurs ne s'intéressaient qu'à la mélodie. La dimension verticale de la musique passait inaperçue.
Et puis certains se sont rendus compte des effets particuliers engendrés par la superposition des notes. Par exemple, quand des hommes et des femmes chantent ensemble, le plus simple est qu'ils chantent à une ou plusieurs octaves les uns des autres, selon leurs tessitures personnelles. Mais chanter à une quinte les uns des autres apparaît comme étant aussi possible. Et cet accord de quinte, qui n'était considéré qu'horizontalement, devient peu à peu accepté verticalement.
Les lignes mélodiques continuent d'être traitées indépendamment les unes des autres, mais en certains moments, elles deviennent parallèles, à la quinte l'une de l'autre par exemple, pour créer une concordance agréable, qui peut servir de conclusion à un morceau.
De ce fait, les oreilles s'habituent à écouter cette dimension verticale de la musique. Et après avoir accepté l'accord de quinte, les oreilles finissent par accepter aussi l'accord de tierce majeure.
Nous avions noté le rapport d'octave "rapport harmonique d'ordre 2" et le rapport de quinte "rapport harmonique d'ordre 3". Le rapport harmonique d'ordre 4, consistant à multiplier la note de base par 4, c'est tout simplement de nouveau l'octave. Le rapport harmonique d'ordre 5 consiste à multiplier la note de base par 5, puis à diviser par 4 pour revenir dans l'octave de départ. Ce rapport de 5/4 est appelé rapport de tierce majeure.
Il a fallu plusieurs siècles de culture musicale intense pour parvenir à la "découverte" de ce rapport de tierce majeure, à la décision d'accorder une importance majeure à ce rapport harmonique finalement assez faible : les notes 1000 et 1250 (en rapport de tierce majeure) n'ont que 5000, 10000, etc., en fréquences harmoniques communes. Mais une fois ce rapport mis en avant, c'est tout l'édifice, construit pour l'instant uniquement sur les rapports harmoniques d'ordre 2 et 3 (octave et quinte), qui est à repenser.
Longtemps, cet accord de tierce majeure est considéré comme moins fort, moins conclusif, que l'accord de quinte. Un morceau comportant plusieurs parties pourra achever une partie sur un accord de tierce majeure, mais le morceau doit lui se terminer par un accord de quinte.
Et pour être encore plus fort et conclusif, il suffit de superposer un accord de tierce majeure et un accord de quinte.
Jusqu'ici, l'accord parfait, c'était simplement l'accord de quinte. Mais maintenant que la tierce a été reconnue comme une consonance importante, l'accord parfait, c'est la superposition d'un accord de tierce majeure et d'un accord de quinte : on prend une note, et lui ajoute sa tierce majeure et sa quinte. Si la note de base est notre Do de 1000 Hz, on lui ajoute donc comme notes 1000*5/4=1250 et 1000*3/2=1500. C'est à dire un Mi et un Sol, ce qui nous donne l'accord parfait de Do : Do Mi Sol.
Sauf que ... Mi ne vaut 1250 Hz, mais 1265. Notre accord parfait est donc faux. Et de fait, tous les accords de tierce majeure sont faux en gamme Pythagoricienne. Ou du moins, ils ne sont pas purs. On peut s'en accommoder, l'habitude se chargeant de rendre justes ces accords impurs. Ou alors, on peut changer de gamme, trouver une autre valeur pour chaque note, de façon à obtenir des accords parfaits purs.
A partir des rapports d'octave et de quinte, nous avons construit de nouveaux rapports, dits rapports complémentaires : la quarte, le ton majeur, la septième mineure pythagoricienne. Maintenant que nous avons un nouveau rapport harmonique, plein de nouveaux rapports complémentaires apparaissent. Je reprends le tableau précédent, et le complète.
Type d'accord | Valeur | Nom | Abréviation |
Harmonique d'ordre 2 | 2 | Octave | "8" |
Harmonique d'ordre 3 | 3/2 | Quinte | "5" |
"8" - "5" | 4/3 | Quarte | "4" |
"5" - "4" | 9/8 | Ton majeur | "2M" |
"8" - "2M" | 16/9 | Septième mineure Pythagoricienne | "7p" |
Harmonique d'ordre 5 | 5/4 | Tierce majeure | "3M" |
"8" - "3M" | 8/5 | Sixte mineure | "6m" |
"5" - "3M" | 6/5 | Tierce mineure | "3m" |
"4" - "3M" | 16/15 | Demi-ton majeur | "1M" |
"3M" - "2M" | 10/9 | Ton mineur | "2M" |
"8" - "3m" | 5/3 | Sixte majeure | "6M" |
"3M" - "3m" | 25/24 | Demi-ton mineur | "1m" |
"8" - "1M" | 15/8 | Septième majeure | "7M" |
"8" - "2m" | 9/5 | Septième mineure Zarlinienne | "7z" |
"2M" - "2m" | 81/80 | Comma Zarlinien | "Z" |
On peut résumer dans un tableau les distances entre ces différents rapports, qui nous permettra toutes sortes de calcul.
1M | 2m | 2M | 3m | 3M | 4 | 5 | 6m | 6M | 7p | 7z | 7M | 8 | |
1m | - | 1M | - | - | 3m | - | - | - | 6m | - | - | 7z | - |
1M | 1m | - | 2M | - | 3M | - | 5 | - | 6M | - | - | 7M | |
2m | Z | - | 2M | 3m | - | - | 5 | 6m | - | - | 7z | ||
2M | 1M | 2m | - | 4 | - | - | - | 6m | 6M | 7p | |||
3m | 1m | 2m | 3M | 4 | - | - | 5 | - | 6M | ||||
3M | 1M | 3m | - | 4 | - | - | 5 | 6m | |||||
4 | 2M | 3m | 3M | 4 | - | - | 5 | ||||||
5 | 1M | 2m | - | 3m | 3M | 4 | |||||||
6m | 1m | 2m | 2M | - | 3M | ||||||||
6M | 1M | - | 2M | 3m | |||||||||
7p | Z | - | 2M | ||||||||||
7z | 1m | 2m | |||||||||||
7M | 1M |
Par exemple, on constate qu'il y a une quarte entre une tierce mineure et une sixte mineure. Et une sixte mineure entre un ton majeur et une septième mineure Zarlinienne. Je note par "-" les rapports trop complexes pour être utiles.
L'intérêt pour l'accord de tierce commence à se manifester entre le Xème et le XIIIème siècle. Mais il faut attendre le XIVème siècle pour qu'une gamme prenne réellement en compte cet accord, et cette nouvelle gamme est créée par Zarlin (1517-1590). Avant, on s'est débrouillé. Et après, on continuera à se débrouiller. Avec plein de gammes différentes, la plupart du temps montées "à l'oreille", plus qu'au fréquence-mètre, surtout à une époque où le fréquence-mètre n'existait pas. La gamme de Zarlin n'est donc pas très intéressante pour les musiciens ; par contre, elle est très intéressante pour la théorie musicale.
La gamme de Zarlin utilise pour sa formation une propriété remarquable des accords parfaits. Un accord parfait est formé de trois notes : notons-les la note inférieure, la note médiane et la note supérieure de l'accord (donc, la note inférieure est la note de base, appelée "fondamentale" ; la note médiane, appelée "médiante", est la tierce majeure ; et la note supérieure est la quinte).
Amusons-nous à superposer des accords parfaits. Prenons comme accord de base l'accord parfait de Do. Puis entourons-le de deux autres accords parfaits : en bas, on met un accord dont la note supérieure sera la note inférieure de l'accord de base, et en haut, on met un accord dont la note inférieure sera la note supérieure de l'accord de base.
L'accord de base est l'accord parfait de Do : Do Mi Sol. L'accord au-dessus a comme note inférieure la note supérieure de cet accord de base, donc il a comme note fondamentale le Sol, donc c'est l'accord parfait de Sol : Sol Si Ré. L'accord en-dessous a comme note supérieure la note inférieure de l'accord de base, donc il a Do comme quinte, donc c'est l'accord parfait de Fa : Fa La Do.
On a donc trois accords qui s'enchaînent l'un au-dessus de l'autre : Fa La Do, Do Mi Sol, Sol Si Ré. Quelle est la propriété remarquable ? C'est qu'en enchaînant ces trois accords parfaits, on a parcouru entièrement la gamme heptatonique. Il nous avait fallu sept enchaînements de quinte pour accéder à cette gamme, il nous suffit maintenant de trois accords parfaits.
Le principe de la gamme de Zarlin est très simple : puisqu'il s'agit d'obtenir des accords parfaits purs, rendons purs ces trois accords génériques de la gamme diatonique.
La gamme de Zarlin est formée d'accords parfaits superposés. Et cette fois-ci, on ne va pas prendre un Do de 1000 Hz comme point de départ, mais une note qui vaut 1 (planons en pleine théorie mathématique, loin des vicissitudes physiques des Hertz !). Et on va prendre trois accords parfaits : l'accord parfait de ce Do, l'accord parfait placé au-dessus de cet accord de Do, et celui placé en-dessous.
Premier accord parfait : l'accord parfait (pur) de Do. Do=1. Tierce majeure de Do=Mi=5/4, quinte de Do=Sol=3/2.
Deuxième accord parfait : l'accord parfait placé au-dessus du premier, donc ayant Sol comme note fondamentale. Sol=3/2, tierce majeure de Sol=Si=3/2*5/4=15/8, quinte de Sol=Ré=3/2*3/2=9/4. Cette note est au-dessus de 2, on en prend la correspondante en la divisant : Ré=(9/4)/2=9/8.
Troisième accord parfait : l'accord parfait en-dessous du premier, donc l'accord parfait dont la note supérieure sera un Do. Pour cela, il faut prendre la note dont Do sera la quinte, c'est-à dire la quarte de Do, puis la tierce majeure de cette note. Quarte de Do=Fa=1/(3/2)=2/3. Tierce majeure de Fa=La=2/3*5/4=5/6.Ces deux notes sont en-dessous de 1, on en prend les notes correspondantes en les doublant : Fa=2/3*2=4/3, La=5/6*2=5/3.
Ce qui donne donc la gamme de Zarlin : Do=1 Ré=9/8 Mi=5/4 Fa=4/3 Sol=3/2 La=5/3 Si=15/8 Do=2.
Nous avons donc une gamme heptatonique, possédant quelques accords parfaits purs, ce qui était l'objectif de départ. Mais pour que la transposition soit possible, il faut la compléter, invoquer les dièses et les bémols, pour obtenir une gamme chromatique de 12 notes.
On peut constater qu'il y a dans la gamme heptatonique ci-dessus décrite trois types d'écarts entre deux notes successives : un écart de 9/8 (entre Do et Ré, entre Mi et Fa, et entre La et Si) qu'on a appelé un ton majeur, un écart de 10/9 (entre Ré et Mi, et entre Sol et La) qu'on a appelé un ton mineur, et enfin un écart de 16/15 (entre Mi et Fa, et entre Si et Do) qu'on a appelé un demi-ton majeur.
Complétons ce tableau par l'introduction du demi-ton mineur, que nous avions défini comme la différence (logarithmique, donc en fait la division) entre la tierce majeure et la tierce mineure, mais qui est aussi la différence entre le ton mineur et le demi-ton majeur.
Et maintenant, décrétons que pour diéser une note, il faut en prendre le demi-ton mineur supérieur, donc multiplier la note par 25/24, et que pour bémoliser une note, il faut en prendre le demi-ton mineur inférieur, donc multiplier la note par 24/25.
Cela nous donne la gamme chromatique complète suivante :
Do=1 Do#=25/24 Réb=27/25 Ré=9/8 Ré#=75/64 Mib=6/5 Mi=5/4 Fab=32/25 Mi#=125/96 Fa=4/3 Fa#=25/18 Solb=36/25 Sol=3/2 Sol#=25/16 Lab=8/5 La=5/3 La#=125/72 Sib=9/5 Si=15/8 Dob=48/25 Si#125/64 Do=2
Pour obtenir une gamme chromatique de 12 notes, il suffit d'effectuer les arbitrages qui ont déjà eu lieu pour la gamme pythagoricienne, qui consistent à choisir entre deux notes très proches celle qui permet d'obtenir les accords justes que l'on désire conserver. Pour cela, il faut savoir quels accords justes la gamme Zarlinienne permet d'obtenir.
Nous avons déjà appris l'existence d'un comma pythagoricien, qui était la différence entre 12 quintes et 7 octaves, et qui représentait l'erreur induite dans une gamme pythagoricienne. Ce comma, ajouté à une quinte, donnait la quinte du loup. Ce comma valait 1,0136.
Dans la gamme Zarlinienne aussi, nous avons une erreur. C'est la différence entre le ton mineur et le ton majeur. La présence de deux types de tons dans la gamme rend la transposition parfaite impossible. En effet, transposer oblige à transformer des tons mineurs en tons majeurs et vice-versa. Quelle est l'erreur produite ?
Cette erreur vaut un comma Zarlinien, qui est égal à la différence entre un ton majeur et un ton mineur. Comma Zarlinien = ton majeur - ton mineur = (9/8)/(10/9) = 81/80 = 1,0125.
On dit souvent : il y a 9 commas dans un ton. En fait, il faut alors se demander de quel comma on parle, et de quel ton. Il se trouve qu'il y a 8,67 commas pythagoriciens dans un ton pythagoricien, qu'il y a 8,48 commas zarliniens dans un ton mineur zarlinien, et qu'il y a 9,48 commas zarliniens dans un ton majeur zarlinien. Si bien que 9 commas dans un ton est une bonne approximation. Mais qui ne reflète absolument pas le rôle du comma dans la gamme, surtout quand il s'agit de la gamme tempérée, où le comma (nous le verrons par la suite) n'existe pas.
Pour savoir quels accords justes on peut obtenir avec la gamme de Zarlin, nous allons continuer d'utiliser nos 21 notes, sans faire aucun arbitrage pour le moment.
Nous avons vu que le dièse s'obtient en multipliant par 25/24 et se marque d'un #, que le bémol s'obtient en multipliant par 24/25 et se marque d'un b, j'introduis une nouvelle notation qui m'est personnelle (je ne connais pas la notation officielle qui existe sûrement) : la note "commée", qui s'obtient en multipliant par 81/80, et que je note d'un +.
Cela nous permet de calculer des notes complexes : Fa##+ = 4/3*25/24*25/24*81/80 = 375/256. A quoi me sert une notation pareille ? Il se trouve que cette note est la tierce majeure d'un Ré# (75/64 * 5/4 = 375/256). Donc, cette notation me permet de calculer les valeurs exactes de tous les accords dans une gamme de Zarlin. Enfin, quand je dis tous les accords, je me contente en fait des tierces et des quintes, parce que ce sont les seules rapports jugés comme consonants à l'époque de Zarlin.
Note de base | * 6/5 = | tierce mineure | * 5/4 = | tierce majeure | * 3/2 = | quinte | |
Do | 1 | 6/5 | Mib | 5/4 | Mi | 3/2 | Sol |
Do # | 25/24 | 5/4 | Mi | 125/96 | Mi# | 25/16 | Sol# |
Réb | 27/25 | 162/125 | Fab+ | 27/20 | Fa+ | 81/50 | Lab+ |
Ré | 9/8 | 27/20 | Fa+ | 45/32 | Fa#+ | 27/16 | La+ |
Ré# | 75/64 | 45/32 | Fa#+ | 375/256 | Fa##+ | 225/128 | La#+ |
Mib | 6/5 | 36/25 | Solb | 3/2 | Sol | 9/5 | Sib |
Mi | 5/4 | 3/2 | Sol | 25/16 | Sol# | 15/8 | Si |
Fab | 32/25 | 192/125 | Labb | 8/5 | Lab | 48/25 | Dob |
Mi# | 125/96 | 25/16 | Sol# | 625/384 | Sol## | 125/64 | Si# |
Fa | 4/3 | 8/5 | Lab | 5/3 | La | 1 | Do |
Fa# | 25/18 | 5/3 | La | 125/72 | La# | 25/24 | Do# |
Solb | 36/25 | 216/125 | Sibb | 9/5 | Sib | 27/25 | Réb |
Sol | 3/2 | 9/5 | Sib | 15/8 | Si | 9/8 | Ré |
Sol# | 25/16 | 15/8 | Si | 125/64 | Si# | 75/64 | Ré# |
Lab | 8/5 | 48/25 | Dob | 1 | Do | 6/5 | Mib |
La | 5/3 | 1 | Do | 25/24 | Do# | 5/4 | Mi |
La# | 125/72 | 25/24 | Do# | 625/576 | Do## | 125/96 | Mi# |
Sib | 9/5 | 27/25 | Réb | 9/8 | Ré | 27/20 | Fa+ |
Si | 15/8 | 9/8 | Ré | 75/64 | Ré# | 45/32 | Fa#+ |
Dob | 48/25 | 144/125 | Mibb | 6/5 | Mib | 36/25 | Solb |
Si# | 125/64 | 75/64 | Ré# | 625/512 | Ré## | 375/256 | Fa##+ |
Un accord parfait est donc formé (l'aurais-je déjà dit ?) d'une tierce majeure, et d'une quinte : tierce majeure entre la note inférieure (la fondamentale) et la note médiane (la médiante), quinte entre la fondamentale et la note supérieure. Quel est donc l'écart entre la médiante et la note supérieure ? Une quinte moins une tierce majeure, donc une tierce mineure. Du coup, il y a une nouvelle manière de décrire un accord parfait : c'est la superposition d'une tierce majeure et d'une tierce mineure.
Une tierce majeure en bas, une tierce mineure en haut. Et si on inversait ? Une tierce mineure en bas, une tierce majeure en haut ? Ce qu'on obtient s'appelle alors un accord parfait mineur. Par opposition, l'accord parfait jusqu'ici décrit s'appelle un accord parfait majeur. En fait, un accord parfait, c'est la superposition de deux tierces de "sexes" opposés, et l'accord prend le sexe de la tierce inférieure.
Rappelons-nous comment la gamme heptatonique de Zarlin a été créée : c'est la superposition de trois accords parfaits majeurs. Cela était possible par la caractéristique fondamentale que cette superposition de trois accords parfaits suffit à parcourir l'ensemble des 7 notes de la gamme heptatonique. Ces trois accords, d'ailleurs, ont reçu des noms : l'accord sur la note de base est dit accord de tonique, l'accord sur la quinte de la note de base est dit accord de dominante, l'accord dont la quinte est la note de base est dit accord de sous-dominante.
Maintenant, nous pouvons appliquer cette même règle de construction, mais en prenant une autre note comme note de base. Pour connaître les accords, il suffit de se reporter au tableau ci-dessus. Par exemple, prenons un Fa.
Accord de tonique de Fa : Fa La Do. Accord de dominante de Fa : Do Mi Sol. Accord de sous-dominante de Fa : Sib Ré Fa. Donc gamme de Fa, en remettant dans l'ordre : Fa Sol La Sib Do Ré Mi.
Pour le moment, nous avons superposé des accords parfaits majeurs. Du coup, on appelle la gamme obtenue une gamme majeure. Gamme de Fa majeur : Fa Sol La Sib Do Ré Mi.
Mais on peut faire pareil avec des accords parfaits mineurs. Gardons notre Fa.
Accord mineur de tonique de Fa : Fa Lab Do. Accord mineur de dominante de Fa : Do Mib Sol. Accord mineur de sous-dominante de Fa : Sib Réb Fa. Donc gamme de Fa mineur : Fa Sol Lab Sib Do Réb Mib. Il s'agit bien d'un Réb et non d'un Mi : je parle ici de gamme mineure native (nous reviendrons plus loin sur le problème des gammes mineures et des notes sensibles...).
Les gammes les plus complexes peuvent être ainsi aisément construites. Gamme de Ré# mineur ? Calcul des accords : Ré# Fa# La#, La# Do# Mi#, Sol# Si Ré#. Gamme de Ré# mineur : Ré# Mi# Fa# Sol# La# Si Do#. Gamme de Ré# majeur ? Calcul des accords : Ré# Fa## La#, La# Do## Mi#, Sol# Si# Ré#. Gamme de Ré# majeur : Ré# Mi# Fa## Sol# La# Si# Do##.
On peut remarquer que la double altération ## n'est pas une astuce de notation, ou une pure complication de l'esprit. La tierce majeure de Ré#, c'est Fa##, et non pas Sol. Il se trouve que dans la gamme tempérée que nous utilisons, Fa## et Sol sont sur la même touche. Mais le calcul exact, en gamme de Zarlin, nous oblige à utiliser un Fa##.
Mais je n'ai toujours pas obtenu ma gamme chromatique de Zarlin ! Et pour cause : elle n'existe pas vraiment. On peut très bien, en utilisant les mêmes approximations que pour la gamme de Pythagore, éliminer 9 notes. La plupart du temps, on se contente de choisir les mêmes 12 notes que pour la gamme usuelle de Pythagore, c'est-à dire les 7 notes diatoniques, plus les notes altérées Do#, Mib, Fa#, Sol# et Sib.
Voici une réduction du tableau précédent des accords, quand on ne s'occupe que de ces 12 notes.
Note de base | * 6/5 = | tierce mineure | * 5/4 = | tierce majeure | * 3/2 = | quinte | |
Do | 1 | 6/5 | Mib | 5/4 | Mi | 3/2 | Sol |
Do# | 25/24 | 5/4 | Mi | 125/96 | Mi# | 25/16 | Sol# |
Ré | 9/8 | 27/20 | Fa+ | 45/32 | Fa#+ | 27/16 | La+ |
Mib | 6/5 | 36/25 | Solb | 3/2 | Sol | 9/5 | Sib |
Mi | 5/4 | 3/2 | Sol | 25/16 | Sol# | 15/8 | Si |
Fa | 4/3 | 8/5 | Lab | 5/3 | La | 1 | Do |
Fa# | 25/18 | 5/3 | La | 125/72 | La# | 25/24 | Do# |
Sol | 3/2 | 9/5 | Sib | 15/8 | Si | 9/8 | Ré |
Sol# | 25/16 | 15/8 | Si | 125/64 | Si# | 75/64 | Ré# |
La | 5/3 | 1 | Do | 25/24 | Do# | 5/4 | Mi |
Sib | 9/5 | 27/25 | Réb | 9/8 | Ré | 27/20 | Fa+ |
Si | 15/8 | 9/8 | Ré | 75/64 | Ré# | 45/32 | Fa#+ |
J'ai mis en gras les notes justes ; les autres sont fausses, soit parce que le comma Zarlinien intervient (notes altérées d'un +), soit parce que la note juste a été éliminée lors du passage de 21 à 12 notes (notes que j'ai mises en italique). Les notes marquées d'un + sont fausses d'un comma Zarlinien, et celles soulignées sont fausses de 2 commas Zarliniens. Au total, on obtient 8 quintes pures, 7 tierces majeures pures, 8 tierces mineures pures, 6 accords parfaits majeurs purs, et 6 accords parfaits mineurs purs.
C'est un résultat qu'on peut juger acceptable. Il est préférable dans cette gamme de ne pas utiliser d'accords faisant intervenir les notes soulignées, puisque ce sont les notes les plus fausses.
Tout est affaire de compromis. Ce qu'on gagne d'un coté, on le perd d'un autre. Il faut donc choisir ce qu'on préfère garder et ce qu'on accepte de perdre.
Dans la gamme de Pythagore, toutes les quintes sont justes, à l'exception d'une seule, la quinte du loup, sur laquelle toute l'erreur se regroupe. Par contre, toutes les tierces sont fausses.
Dans la gamme de Zarlin, il y a quelques quintes justes, quelques tierces justes, et d'autres fausses. L'erreur est plus répartie. Qui plus est, la gamme de Zarlin ne permet pas de transposition parfaite, à cause de ses deux types de tons, le ton majeur et le ton mineur.
Mais en se fondant sur l'accord parfait, qui allait avoir en musique un rôle prodigieux, la gamme de Zarlin marquait une révolution fondamentale. Par exemple, elle allait profondément modifier la conception des modes.
En gamme de Pythagore, nous avions 7 modes (modes ionien, dorien, phrygien, lydien, mixolydien, éolien, et locrien). En gamme de Zarlin, nous n'en avons plus que deux : le mode majeur (superposition de trois accords parfaits majeurs) et le mode mineur (superposition de trois accords parfaits mineurs). Nous pouvons d'ailleurs constater que le mode majeur correspond au mode ionien (mode de Do), et le mode mineur au mode éolien (mode de La). Les autres modes n'ont pas totalement disparu, mais ils ne bénéficient manifestement pas de la même prégnance que ces deux-là, qu'on retrouve (entre autres !) dans tous les titres de symphonies (symphonie en Mi majeur, en Ré# mineur ...).
Il suffit d'un peu d'imagination pour créer d'autres gammes : on récupère ici une quinte et là une tierce, en grignotant sur la tierce voisine qu'on juge moins importante, on répartit de manière plus ou moins égalitaire les erreurs sur un certain nombre d'accords plus ou moins faux, toutes les solutions sont a priori acceptables, et un grand nombre ont été testées par les accordeurs et les musiciens.
Certaines gammes correspondront particulièrement à un certain type de musique ; d'autres seront particulièrement adaptées à tel ou tel instrument.
D'une manière générale, l'oreille accepte toutes ces gammes. Pourvu que l'écart avec l'accord pur ne soit pas trop grand, elle reconnaît parfaitement l'accord souhaité (quinte, tierce majeure...), même quand cet accord est faux. L'oreille (et le cerveau qui va généralement avec) est assez permissive, et a de grandes facultés d'adaptation, liées à l'habitude.
J'ai beaucoup parlé déjà de gamme mineure. Mais en fait, ce n'était qu'une gamme mineure particulière, et ce n'est pas celle couramment utilisée aujourd'hui. En superposant trois accords parfaits mineurs, on obtient une gamme mineure qu'on appelle gamme mineure antique. Comme son nom l'indique, c'est hitoriquement la première gamme mineure apparue.
Pour rappel : la gamme mineure antique de Do est Do Ré Mib Fa Sol Lab Sib.
Une première modification est liée à la contamination de cette gamme par une particularité de la gamme majeure : la note sensible. Dans une gamme majeure de Do, le Si est la note médiane de l'accord parfait basé sur la tonique de Do, à savoir Sol. Le Si est donc défini comme la tierce majeure de la quinte de Do. Ce n'est pas à priori un lien très fort. Mais une particularité rend cette note intéressante : elle est très proche du Do supérieur, à un demi-ton de distance. Il y a entre le Si et le Do2 un phénomène nommé l'attraction : le Si est comme tiré vers le haut, et cette attraction permet des effets mélodiques très intéressants.
En gamme mineure antique, il n'y a pas de note sensible, parce que la note juste en-dessous de Do, c'est le Sib, qui est à un ton entier de Do2, donc trop loin pour ressentir cette attraction.
Qu'à cela ne tienne : il suffit de rendre cette note sensible, en préférant utiliser le Si à la place du Sib ! Cela nous donne la gamme mineure harmonique : Do Ré Mib Fa Sol Lab Si. On peut constater que cela revient à remplacer l'accord Sol Sib Ré par l'accord Sol Si Ré, donc à rendre majeur l'accord de dominante.
Le problème avec cette gamme mineure harmonique, c'est le passage du Lab au Si. Il y a trois demi-tons. Pour les chanteurs, c'est éprouvant. Qu'à cela ne tienne ! Il suffit de diminuer cet écart, en utilisant un La au lieu d'un Si ! Ce qui nous donne Do Ré Mib Fa Sol La Si Do. On peut constater que cela revient à remplacer l'accord Fa Lab Do par l'accord Fa La Do, donc à rendre majeur l'accord parfait de sous-dominante.
Cependant, la note sensible n'est en fait sensible que dans le sens de la montée, quand on passe du Si au Do, ce qui revient à effectuer une grande résolution de tension par un tout petit pas. Passer du Do au Si ne provoque pas grand-chose, et dans le sens de la descente, on préfère parfois conserver le Sib d'origine. Et du coup, dans ce sens de la descente, il n'y a plus besoin de modifier le Lab en La. Ce qui donne une nouvelle gamme mineure (appelée gamme mineure mélodique) : Do Ré Mib Fa Sol La Si Do Sib Lab Sol Fa Mib Ré Do.
Voilà finalement une gamme fort hybride, possédant dans la montée deux accords majeurs et un accord mineur, et dans la descente trois accords mineurs. Cela multiplie les possibilités mélodiques et harmoniques, et les compositeurs sont capables d'écrire de façon beaucoup plus subtile, nuancée, émouvante, en mineur qu'en majeur (ceci n'est bien sur qu'une énorme généralité, le talent et le génie sont là justement pour contredire ce genre d'assertion). Mais c'est déjà un pas vers une certaine mutation de notre système : il n'y a plus 7 notes choisies parmi 12, mais 9 notes.
Maintenant que sont stabilisés et intégrés de façon à peu près cohérente dans une gamme les rapports harmoniques d'ordre 2, 3 et 5, que reste-t-il à faire ? S'intéresser aux rapports harmoniques d'ordre supérieur ! L'ordre suivant, c'est l'ordre 7 (l'ordre 6 correspond au 3, puisqu'on n'arrête pas de diviser par 2) : le rapport correspondant est donc de 7/4. C'est le rapport de septième mineure Eulerienne. Il faudra attendre le XVIIème siècle pour que les musiciens s'intéressent de très près à cette harmonique. Et tout comme l'accord de tierce avait marqué l'age de la Renaissance, l'accord de septième sera le signe de l'age de la tonalité classique.
Type d'accord | Valeur | Nom | Abréviation |
Harmonique d'ordre 7 | 7/4 | Septième mineure Eulerienne | "7e" |
Tiens, que vient faire Euler dans cette histoire ? Ce mathématicien Suisse (1707-1783) a proposé une gamme qui mathématiquement est intéressante, mais musicalement est nulle. Je l'oublie donc, mais son nom est resté pour appeler cette septième mineure.
Le problème est que nous avons désormais trois septièmes mineures, proches certes, mais différentes.
Type d'accord | Valeur | Nom | Abréviation |
"8" - "2M" | 16/9 | Septième mineure Pythagoricienne | "7p" |
"8" - "2m" | 9/5 | Septième mineure Zarlinienne | "7z" |
Harmonique d'ordre 7 | 7/4 | Septième mineure Eulerienne | "7e" |
Quel est le vrai rapport de septième ? Comment construire une gamme qui permettent de prendre en compte et d'intégrer ces trois rapports de septièmes ? Ou même, de mélanger correctement les quintes, les tierces, et une de ces septièmes ?
La réponse est que cela n'est pas possible. Certains ont essayé, mais personne n'a eu de résultat qui ait fait date. Il a donc fallu user de subterfuges, et de compromis. La valse des gammes diverses et variées a continué de plus belle, puisqu'il fallait maintenant aboutir à une solution d'équilibre (toujours précaire) entre quintes, tierces, et septièmes.
La plupart du temps, en fait, la gamme s'occupe principalement des quintes et des tierces. Les septièmes sont alors ce qu'elles sont, et puis c'est tout. Par exemple, en gamme de Zarlin, la septième mineure (Sib) vaut 9/5=1,8. Elle est assez éloignée de la septième mineure Eulerienne qui vaut 7/4=1,75. Qu'à cela ne tienne : l'oreille s'habituera à ces septièmes harmoniques fausses. Elle s'habituera à pire par la suite.
A partir de ce nouveau rapport harmonique sont nés de nombreux nouveaux rapports complémentaires. Je préfère les oublier, ils n'apportent pas grand-chose à cet exposé.
L'accord de septième vient compléter l'accord parfait : il faut maintenant, pour former une masse bien compacte qui servira de "cellule génératrice" à un morceau, superposer une note de base, plus sa quinte, plus sa tierce majeure, plus sa septième mineure.
Vous pouvez, à titre d'exercice, prendre une gamme diatonique, et calculer les accords de septièmes ayant comme note de base chacune des notes de cette gamme. Vous constaterez que seule la dominante (c'est-à dire le Sol pour une gamme de Do majeur) permet d'obtenir un accord de septième dont toutes les notes soient dans la gamme choisie au départ (ça donne Sol-Si-Ré2-Fa2). Cela renforce considérablement le rôle de la dominante (qui était déjà, avec la sous-dominante, une base fondatrice de la gamme de Zarlin).
De cette prépondérance de la dominante vont naître les bases des architectures complexes permettant l'écriture d'uvres musicales de longue durée : symphonies, sonates, concertos... A la base de ces formes, on trouve la plupart du temps des enchaînements de tonalités liées les unes aux autres par des liens majeur/mineur, ou tonique/dominante (la tonique d'une tonalité est la dominante de l'autre, ou vice-versa).
Cet enchaînement de tonalités est appelé le plan tonal d'une uvre. C'est la base même de la musique classique (c'est-à dire de la musique savante occidentale écrite entre le XVIème et le XIXème siècle).
Prenons par exemple la forme sonate. Elle sert aussi bien dans la sonate elle-même (par exemple une sonate de piano), que pour le premier mouvement d'une symphonie (qui ajoutera à cette sonate un mouvement lent, puis un mouvement rapide, ou l'inverse, et enfin un final bien vif pour stimuler les applaudissements).
Cette forme comporte 4, 5 ou 6 parties :
Introduction (facultative), souvent lente ; présentation d'un premier thème (souvent assez rythmique), dans une première tonalité ; présentation d'un deuxième thème (souvent plus lent et mélodieux), dans une deuxième tonalité ; développement des deux thèmes mêlés ; réexposition des deux thèmes ; coda (facultative), souvent rapide.
La tonalité qui sert pour le premier thème détermine la tonalité de la sonate ou de la symphonie (symphonie en Mi majeur signifie que le premier thème du premier mouvement sera en Mi majeur). La tonalité utilisée pour le deuxième thème est la tonalité de la dominante de la première. Donc, si la première tonalité est le Mi majeur, la deuxième sera à la quinte, donc ce sera le Si majeur. Souvent, à la fin de l'exposition des deux thèmes, il y a reprise, c'est-à dire que les deux thèmes sont tout simplement répétés. Les deux thèmes, ainsi présentés et répétés, sont supposés maintenant bien assimilés par l'auditeur, qui devra dans le développement les reconnaître sous de multiples déguisement. Dans le développement, l'auteur utilise les deux thèmes de façon mêlée, les réduit ou les allonge, les confronte et les disloque, bref s'amuse avec eux. Il peut, dans cette partie, passer de l'une à l'autre des deux tonalités très rapidement, et peut aussi utiliser d'autres tonalités : les tonalités mineures correspondantes, et d'autres, plus ou moins liées aux deux premières. Après avoir ainsi promené l'auditeur dans tout un voyage traversant de multiples tonalités, donc de multiples climats et atmosphères, l'auteur reprend dans sa réexposition l'énoncé des deux thèmes de départ, dans les deux tonalités initiales (celle de la sonate, et sa dominante). Après quoi, il conclut.
Pourquoi une telle architecture, qui peut être vue comme un carcan pour le musicien ? Pour que l'auditeur s'y retrouve. C'est le paradigme "pareil et différent". A travers le même cadre et malgré les règles sévères imposées, chaque auteur a su inscrire son originalité propre. L'auditeur reconnaît la forme sonate, grâce à ces règles strictes et rigides, et enregistre les plus infimes libertés prises par l'auteur, qui affirme ainsi sa liberté et son génie particulier.
Passer d'une tonalité à une autre, cela s'appelle moduler. Comment ça marche ? En fait, il y a plein de systèmes. Le plus simple, c'est de passer par des accords communs entre la tonalité de départ et la tonalité d'arrivée : l'accord parfait de dominante de Do majeur, à savoir Sol - Si - Ré, est aussi l'accord de tonique de Sol majeur. Cet accord peut du coup servir de passerelle entre ces deux tonalités. Mais chaque compositeur pourra inventer ses propres astuces pour moduler de façon plus et moins complexe et plus et moins rapide.
Utiliser dans une tonalité des notes qui n'appartiennent pas à cette tonalité ne signifie pas toujours qu'il y a eu modulation : il se peut que ces notes externes ne soient là qu'à titre décoratif, ou d'assaisonnement d'une mélodie ou d'une harmonie que le compositeur trouverait trop fade. Il s'agit, pour discerner quand il y a modulation, donc pour dégager d'une uvre son plan tonal, de distinguer entre les notes qui ont un rôle organique, une fonctionnalité indispensable, et celles qui ne servent qu'à enjoliver le tout. Cela demande pas mal d'oreille, mais aussi beaucoup d'habitude, et est plus simple en analysant la partition qu'en entendant l'uvre.
La modulation, dans un plan tonal classique, utilise le principe de l'empilage et du dépilage : par exemple, je commence dans la tonalité A, puis je passe en tonalité B, puis enfin en tonalité C ; il faudra alors dépiler dans le même ordre, donc commencer par conclure dans la tonalité C, dépiler, donc revenir à la tonalité B, conclure dans cette tonalité, enfin revenir en A, et conclure définitivement. Comme toute règle n'est posée en art que pour être transgressée, un compositeur peut s'amuser à modifier ce principe, par exemple en passant directement de la tonalité C à la tonalité A, ou "oubliant" B au passage.
On verra que l'apparition du chromatisme en musique viendra entre autre de l'abandon de ce type de plan : certains compositeurs, au lieu d'empiler puis de dépiler les tonalités, ne feront que les juxtaposer, sans éprouver le besoin de revenir dans une tonalité antérieure pour conclure. Quand cette juxtaposition devient très rapide, l'auditeur n'a plus le temps de savoir dans quelle tonalité il est que la musique est déjà passée à une autre tonalité, et le caractère tonal de l'uvre devient flou. Ce phénomène commencera au milieu du XIXème siècle.
Je fais ici un rapide raccourci historique, pour indiquer que cette notion de "plan tonal" dominé par les échanges entre tonique, dominante et sous-dominante, est encore présent dans bien des formes musicales utilisées aujourd'hui.
La structure de base du blues, par exemple, c'est une suite de 12 temps, divisée en 3 fois 4 temps. Cette suite est organisée autour des degrés I, IV et V de la gamme, c'est-à dire autour de la tonique, sous-dominante et dominante, de la manière suivante :
| 1 2 3 4 | 5 6
7 8 | 9 10 11 12|
| I
| IV | I | V | IV | I |
Après l'ère classique dominée par l'accord de septième vient, au XIXème siècle, l'époque romantique, marqué par l'accord de neuvième. De quoi s'agit-il ? D'ajouter le rapport harmonique suivant, le rapport de neuvième, qui vaut 9/8. Mais là, miracle, nous tombons sur un rapport déjà connu : c'est le ton majeur !
C'est dire que si le rapport de septième mineure a créé des difficultés à être assimilé à la gamme, le rapport de neuvième, lui, n'en apportera pas de grandes.
Un accord parfait est maintenant composé d'une note de base, de sa tierce majeure, de sa quinte, de sa septième mineure, et de sa neuvième. Comme pour l'accord de septième, seul l'accord de neuvième de la dominante ne comporte que des notes faisant toutes partie de la gamme : cela donne Sol-Si-Ré2-Fa2-La2.
On aurait pu croire que l'assimilation du rapport de neuvième allait se passer sans problème. En fait, c'est l'utilisation de cet accord, qui en obligeant à inventer des gammes prenant en compte les quintes, les tierces, les septièmes, et maintenant les tons, allait assurer irrémédiablement l'avantage d'une solution radicale quant à la valeurs des notes dans une gamme.
Puisque nous devons loger douze notes entre 1 et 2, et qu'aucune solution n'est globalement satisfaisante pour nos besoins de tierces, de quintes, de septièmes et de tons, pourquoi ne pas tout simplement placer ces douze notes régulièrement dans la gamme, à distance égale les unes des autres ? On appelle cette solution le tempérament égal (parce que les notes sont choisies à égale distance les unes des autres), et la gamme obtenue est appelée "gamme tempérée".
La difficulté vient du fait que diviser une distance en 12 n'est pas évident, quand cette distance s'exprime déjà par une division. La solution théorique de ce problème, c'est de prendre la racine douzième de 2 comme valeur de demi-ton. Mais la manipulation d'une grandeur pareille ne sera possible qu'avec l'invention du logarithme, par Neper, en 1614.
Cependant, avant cette invention, d'autres solutions sont proposées : le père de Galilée (qui s'appelait lui aussi Galilée, et était élève de Zarlin) proposait déjà une gamme formée de 12 demi-tons égaux ; il évaluait ce demi-ton à 178/168 (et il n'était pas loin de la valeur idéale : 178/168 puissance 12 donne 2.001375813211, soit très proche du 2 à obtenir). Mais les oreilles de l'époque étaient trop sensibles aux tierces justes pour accepter le tempérament égal. Nous verrons en effet que la perte de pureté des tierces est l'inconvénient majeur de ce type de gamme.
L'introduction de ce type de gamme est cependant une révolution, pour plusieurs raisons. D'abord, il n'y a plus de privilèges : puisque tous les demi-tons sont égaux, toutes les quintes, toutes les tierces majeures ou mineures, tous les rapports quels qu'ils soient, sont égaux les uns aux autres. Il n'y a plus de quinte du loup à éviter, il n'y a plus de tierces majeures pures et d'autres impures, selon les notes considérées. Égalité pour tous, mais aussi dégradation pour tous : les tierces majeures sont toutes égales, mais elles sont toutes fausses.
La deuxième révolution, c'est que cette gamme se construit à partir de la gamme chromatique, pour ensuite donner des gammes diatoniques. Les gammes de Pythagore ou de Zarlin empruntaient le chemin inverse : la gamme chromatique était calculé par "comblage des trous" existant dans la gamme diatonique. Ici, c'est la gamme chromatique qui sert de référence, et la gamme diatonique est déterminée par suppression de 5 notes parmi 12.
Enfin, l'apport majeur de cette gamme, par le biais de cette égalité entre les rapports, c'est une capacité illimitée de transposition. Quand je monte une mélodie d'un ou plusieurs demi-tons, je ne change en rien les rapports existant entre les notes successives, ni la structure des accords mis en jeu. On peut aussi, sans avoir à réaccorder, donc au sein d'un même morceau, passer par diverses tonalités successives, sans aucune contrainte. Cela va beaucoup être utilisé par les musiciens.
D'abord, quelles sont les valeurs des notes dans cette gamme tempérée ? Une formule simple permet de calculer ces valeurs.
"Note numéro n" = "Note numéro 0" * (racine douzième de 2) puissance n.
Ce qui donne, en partant d'un Do qui vaut 1000 et en oubliant les virgules :
Do=1000, Do#=1059, Ré=1122, Ré#=1189, Mi=1260, Fa=1335, Fa#=1414, Sol=1498, Sol#=1587, La=1682, La#=1782, Si=1888, Do2=2000.
Calculons la justesse des rapports précédemment établis. Comme toutes les rapports sont égaux entre eux quelles que soient les notes de base utilisées, je calcule tous les rapports ayant Do comme note de base.
Quant à l'écart entre la valeur théorique, et la valeur obtenue dans cette gamme tempérée, je le mesure en 1000ème d'octave, une millième d'octave valant donc "racine millième de 2".
Rapport | Valeur théorique | Valeur tempérée | Écart |
Octave | 2 2000 | 2000 (Do2) | 0 |
Quinte | 3/2 1500 | 1498 (Sol) | -1,92 |
Quarte | 4/3 1333 | 1335 (Fa) | +2,16 |
Ton majeur | 9/8 1125 | 1122 (Ré) | -3,85 |
Septième mineure Pythagoricienne | 16/9 1778 | 1782 (La#) | +3,24 |
Tierce majeure | 5/4 1250 | 1260 (Mi) | +11,5 |
Sixte mineure | 8/5 1600 | 1587 (Sol#) | -11,8 |
Tierce mineure | 6/5 1200 | 1189 (Ré#) | -13,3 |
Demi-ton majeur | 16/15 1067 | 1059 (Do#) | -10,9 |
Ton mineur | 10/9 1111 | 1122 (Ré) | +14,2 |
Sixte majeure | 5/3 1667 | 1682 (La) | +12,9 |
Demi-ton mineur | 25/24 1041 | 1059 (Do#) | +24,7 |
Septième majeure | 15/8 1875 | 1888 (Si) | +9,97 |
Septième mineure Zarlinienne | 9/5 1800 | 1782 (La#) | -14,5 |
Septième mineure Eulerienne | 7/4 1750 | 1782 (La#) | +26,1 |
J'ai mis en gras les rapports les plus fréquents ; on constate que la quinte est correcte, mais que les tierces, par contre, sont franchement fausses. Quant aux septièmes mineures, elles sont assez proches des septièmes mineures Pythagoriciennes, mais très éloignées des septièmes mineures Euleriennes. Ceci dit, le plus grand problème de cette gamme, c'est la fausseté des tierces.
Cela explique que cette solution ait mis tant de temps à s'imposer : en effet, la gamme tempérée n'est devenue la gamme de référence quasiment unique qu'à partir du milieu du XIXème siècle.
Entre l'invention de la gamme de Zarlin (milieu du XVIème siècle) qui permettait l'utilisation d'accords parfaits parfaitement justes mais interdisait les transpositions à cause de valeurs de tons différentes, et l'adoption de la gamme tempérée (milieu du XIXème siècle) qui imposait l'utilisation de tierces, donc d'accords parfaits, foncièrement faux, mais permettait une transposition parfaite dans toutes les tonalités, il a fallu, pendant donc trois siècles, utiliser des gammes intermédiaires et fort diverses, qui permettaient peu à peu des transpositions de plus en plus parfaites, donc de moins en moins dégradantes, mais rendaient certains accords (principalement les accords de tierces) de plus en plus faux. L'oreille s'est habituée à ces accords faux, et les musiciens ont profité des capacités illimitées de transposition pour composer des uvres à l'architecture de plus en plus complexe.
Je parle de fausseté des tierces : je devrais dire impureté ! En effet, actuellement, sur un piano tout à fait correctement accordé en gamme tempérée, les tierces majeures sonneront justes. Alors qu'elles sont impures ! De façon symétrique, si j'accorde le piano en gamme Zarlinienne, les tierces seront pures, mais elles sonneront fausses à nos oreilles, qui sommes totalement habitués aux tierces tempérées impures.
Étrange nom que celui de "gamme tempérée" ! En effet, toutes les gamme vues sont déjà des gammes tempérées. Qu'est-ce que tempérer ? C'est modifier la valeur de certaines notes pour les faire correspondre avec d'autres notes. Dans la gamme de Pythagore, il y a eu choix, donc tempérance, lors du passage de 25 à 12 notes : par exemple, on a choisi de rendre égales les notes Do# et Réb, en les positionnant sur la même touche de clavier ; cette action, c'est ce qu'on appelle tempérer. Dans la gamme de Zarlin, il y a eu, de la même façon, tempérance lors du passage de 21 à 12 notes. Alors pourquoi ce nom de "gamme tempérée" pour cette gamme qui devrait s'appeler "gamme à degrés égaux et à octave pure" (il existe en effet, mais peu utilisée, d'autres gammes à degrés égaux, par exemple une gamme où toutes les quintes sont pures, mais où du coup l'octave ne l'est plus) ?
Un certain Jean-Sébastien Bach a un jour écrit un recueil d'uvres pour clavier intitulé "Le clavier bien tempéré". Il y a dans ce recueil une pièce pour chaque tonalité. On a cru longtemps que Bach avait écrit ce "Clavier bien tempéré" pour prouver l'excellence de la gamme à tempérament égal, qui permettait d'écrire des uvres dans n'importe quelle tonalité. Du coup, on a appelé la gamme à tempérament égal "gamme bien tempérée", puis "gamme tempérée", par référence au "Clavier bien tempéré". On sait aujourd'hui que cette croyance est fausse. Jamais Bach n'aurait accepté les tierces si fausses de la gamme à tempérament égal, qui lui auraient arraché les oreilles. L'objet du recueil était bien de prouver l'excellence d'une gamme, mais pas de la gamme à tempérament égal. Quelle gamme, alors ? Nul ne sait. L'une de ces multiples gammes qui privilégiait un certain nombre de quintes et un certain nombre de tierces, et rendaient possibles un certain nombre de transpositions ; une gamme que Bach jugeait suffisamment efficace pour l'appeler la gamme "bien tempérée". Mais l'habitude est prise : on continue d'appeler "bien tempérée" la gamme à degrés égaux, d'après le nom d'un recueil qui ne l'utilisait pas.
On a déjà vu le comma Pythagoricien, qui valait la différence entre 12 quintes et 5 octaves, et le comma Zarlinien, qui valait la différence entre un ton majeur et un ton mineur. En gamme tempérée, avons-nous un comma ?
La réponse est non. Il n'y a pas de comma en gamme tempérée. L'égalité des demi-tons et l'égalité des rapports fait régner l'enharmonie. Le Do# est rigoureusement égal au Réb, et Fa## est exactement égal à Sol. Il est faux de dire par exemple "il y a 9 commas dans un ton, et il y a un comma de différence entre le Do# et le Réb". Pour parler de commas, il faut d'abord se placer dans une gamme précise, et savoir ce que vaut le comma de cette gamme. Sinon, on discute dans le vague et dans l'erreur. C'est ce que font beaucoup de livres de solfèges, ceci dit ...
Donc, en gamme tempérée, il est impossible de parler de commas. Cela n'empêche cependant pas de faire la différence entre un Do# et un Réb, alors que ces deux notes sont rigoureusement et par définition même de la gamme, égales.
Nous avons par exemple déterminé la gamme de Ré# majeur, en gamme Zarlinienne : Ré# Mi# Fa## Sol# La# Si# Do##. On pourrait sans problème, en gamme tempérée, noter cette gamme ainsi : Ré# Fa Sol Sol# La# Si# Ré. Ou pourquoi pas : Ré# Solbb Sol Sol# Sib Si# Ré. Ou toute autre notation plus ou moins riche en altérations. Pourtant, la notation réellement utilisée ne va pas être la notation la moins riche en altérations (ce qui serait Ré# Fa Sol Sol# La# Si# Ré), mais la notation directement issue de la notation en gamme Zarlinienne (c'est-à dire Ré# Mi# Fa## Sol# La# Si# Do##). Ce qui semble une complication bien inutile de la notation.
Ce choix s'explique pour plusieurs raisons. D'abord, l'habitude : on conserve en gamme tempérée les notations définies en gammes Zarliniennes, parce qu'on y est habitué. Mais aussi parce que cette notation facilite la reconnaissance. Un accord noté Ré# Fa## La# est immédiatement reconnu comme un accord parfait, parce que quand on supprime les altérations, on tombe sur Ré Fa La, qui est un accord parfait. Donc, Ré# Fa## La# est un accord parfait, mais un peu particulier, et on reconnaît vite un accord parfait majeur de Ré#. Alors que si on note Ré# Sol La#, ce rapport est en quelque sorte déguisé, en tous cas moins facilement reconnaissable.
Enfin, la notation Zarlinienne facilite la notation dans une partition. En effet, dans une notation Zarlinienne, chaque nom de note n'est utilisé qu'une seule fois. Ce qui n'est pas le cas si on utilisait la notation qu'on pourrait appeler "notation tempérée simplifiée" : dans Ré# Fa Sol Sol# La# Si# Ré, la note Sol est utilisée deux fois, une fois en Sol, et une fois en Sol#. Alors que dans la notation Zarlinienne Ré# Mi# Fa## Sol# La# Si# Do## chaque nom n'est utilisé qu'une fois. La notation Zarlinienne simplifie donc beaucoup l'écriture dans une partition : à chaque ligne ou intervalle de la partition correspond un nom de note, et en introduction de la portée, on note les altérations correspondant à la note. Cette façon de faire permet de changer de tonalité uniquement en changeant les altérations indiquées en début de portée. C'est donc une notation simple et efficace.
Cette gamme tempérée est très efficace, puisque elle permet de transposer sans aucune dégradation dans n'importe quelle tonalité. Mais la dégradation est aussi au cur même de la gamme, puisque les tierces données par cette gamme sont très impures.
Parfois, donc, les musiciens abandonnent les valeurs des notes indiquées par la gamme tempérée, pour revenir à des notes déterminées par les rapports purs existant entre les notes successives. Cette remarque n'est valable que pour des instruments dont les notes ne sont pas totalement préréglés par accordage : en particulier pour la voix, ainsi que pour les instruments à cordes. Par contre, elle ne s'applique pas aux instruments à clavier.
Prenons par exemple la mélodie suivante : Do Sol Ré La Do2 Do. On monte d'une quinte, on descend d'une quarte, on monte d'une quinte, on monte d'une tierce mineure, on descend d'une octave. Et on se retrouve au point de départ. Quoique... Si on utilise les rapports purs successifs, les valeurs sont les suivantes : Do=1, Sol=1*(3/2)=3/2, Ré=(3/2)/(4/3)=9/8, La=(9/8)*(3/2)=27/16, Do2=(27/16)*(6/5)=81/40, Do=(81/40)/2=81/80. On n'est pas vraiment retombé sur nos pieds, on est à un comma Zarlinien du point de départ. Cette dérive est un phénomène naturel, musical, et qui n'est supprimable que par un long apprentissage des hauteurs absolues des notes.
Donc, même en gamme tempérée, les commas survivent, parce que dans la pratique musicale, les valeurs absolues des notes données par la gamme sont parfois abandonnées pour permettre une plus grande expressivité au musicien, qui utilise des rapports plus purs entre les notes, quitte à dériver peu à peu dans des valeurs de notes de plus en plus éloignées des valeurs indiquées par la gamme. C'est possible par exemple dans les cadences, ces parties solistes au milieu d'un concerto. Quand l'orchestre reprend la main, l'instrumentiste solo "recolle" à la gamme de l'orchestre pour être de nouveau en accord avec lui.
J'ai indiqué que l'accord parfait s'était au cours des siècles peu à peu enrichi de nouvelles notes, générées par les rapports harmoniques successifs de la note de base. On en est à ce point de l'exposé à des accords de neuvième, intégrant les rapports harmoniques d'ordre 3 (quinte), 5 (tierce majeure), 7 (septième mineure) et 9 (neuvième). Ce qui donne comme accord type : Do Mi Sol Sib Ré.
On peut cependant analyser la "forme" de cet accord autrement. Par exemple comme la superposition de l'accord Do Mi Sol et de l'accord Sol Sib Ré. Qui sont respectivement des accords parfaits simples de Do majeur, et de Sol mineur. Ou encore comme la superposition des rapports Do-Mi, Mi-Sol, Sol-Sib, et Sib-Ré. Qui sont tous des rapports de tierce : tierce majeure, tierce mineure, tierce mineure, tierce majeure.
C'est souvent de cette dernière façon que sont vus les accords : comme une superposition de tierces. Je pense que cette façon de voir les accords ne contredit pas la façon précédente, fondée sur les rapports harmoniques successifs : elles se renforcent. La construction par harmoniques offre une perspective historique intéressante (c'est celle que j'ai développée jusqu'ici), et la construction par tierces superposées offre une recette simple pour la fabrication d'accords complexes mais consonants.
D'ailleurs, une autre règle intervient : pour construire un accord consonant, il faut superposer des tierces, mais en mélangeant de façon équitable les tierces majeures et mineures. Par exemple, superposer deux tierces mineures (exemple : Do-Mib et Ré#-Fa#) donne ce qu'on appelle un triton (il y a trois tons entiers entre Do et Fa#), qui a été longtemps considéré comme l'accord le plus dissonant possible, et s'est vu qualifié de "diabolus in musica".
Le rapport harmonique suivant, c'est celui de rang 11. Donc la note qui vaut 11/8. Quelle note est-ce ? En revenant à la gamme de Zarlin, on a Fa=4/3, et Fa#=25/18. Comme on a 11/8=25/18*99/100, notre harmonique de rang 11 est donc quasiment égal au Fa#. Le rapport qui nous intéresse est donc du type "Do-Fa#". Avec le système habituel de nommage des rapports, qui consiste à compter le nombre de notes comprises entre les notes du rapport (bornes comprises !), "Do-Ré" était nommé rapport de neuvième, et "Do-Fa" est donc un rapport de onzième. Comme on veut un dièse de plus, on dit "rapport de onzième augmenté" pour "Do-Fa#".
Le rapport harmonique de rang 11 donne donc des rapports de onzième augmentés du type Do-Fa#. L'accord de onzième augmenté est comme d'habitude formé d'un accord de neuvième, complété par le rapport de onzième augmenté. Pour Do, cela donne Do-Mi-Sol-Sib-Ré-Fa#. On peut remarquer d'ailleurs que la règle de construction par tierces tient toujours : on vient d'ajouter à l'édifice le rapport Ré-Fa#, qui est une tierce majeure.
Mais cette fois-ci le système coince. Parce que aucun accord de onzième augmenté n'entre dans la gamme heptatonique de départ. Au stade précédent, seul l'accord de neuvième construit sur la dominante entrait dans la gamme : cela donnait Sol-Si-Ré-Fa-La. Mais en ajoutant l'accord de onzième augmenté, cela donne Do#, qui n'entre dans la gamme diatonique de Do majeur.
Soit le compositeur décide quand même d'utiliser cet accord, en introduisant donc dans la gamme heptatonique des notes externes à cette gamme. Bien sur, cela est permis par le système ; mais uniquement à titre décoratif ! Or ici, la note introduite est la note supérieure de l'accord, et cette place est rarement décorative. L'utilisation d'un accord de onzième augmenté représente donc en fait une certaine trahison du système tonal.
Soit il refuse de l'utiliser. Après tout, la règle de construction des accords complexes par superposition de tierces permet de remplacer la tierce majeure supérieure par une tierce mineure, ce qui donne des accords du type Sol-Si-Ré-Fa-La-Do (qui est donc un accord de onzième naturel). Bien sur, on perd alors le fait que la note supérieure de l'accord soit en rapport harmonique avec la note de base. Mais après tout, est-ce si important ?
De toute façon, avec le rapport de onzième, naturel ou augmenté, on est à la limite de la perception. Reprenons le principe même des harmoniques : quand on joue une note, on entend une fréquence principale, entourée d'autres fréquences, qui sont les harmoniques de la fréquence de base ; ces fréquences secondaires sont de moins en moins fortes à mesure qu'elles s'éloignent de la fréquence principale. On peut faire une expérience avec un piano à queue et une feuille de papier à cigarettes : posons, dans un piano à queue, une feuille de papier à cigarette sur la corde d'un Do. Puis jouons les notes qui ont Do comme rapport harmonique. Quand on joue le Do inférieur, la feuille tremble vivement : en effet, la corde de Do vibre, excitée par l'harmonique de rang 2 du Do joué. Quand on joue le Fa inférieur, la feuille tremble, un peu moins : la corde est excitée par l'harmonique de rang 3, dont l'intensité est plus faible. Ainsi de suite : plus on joue des notes ayant un rapport harmonique élevé avec la note portant la feuille, moins cette feuille tremble. Au rapport de onzième, la feuille ne tremble plus du tout. C'est dire si l'accord de onzième est plus perçu comme une superposition d'accords parfaits, que comme une superposition de notes en rapports harmoniques avec la note de base.
D'une manière générale, les accords complexes (accords de neuvième, de onzième, etc., qui comportent plus de 5 notes, disons), sont comme des virus qui viennent perturber le bon fonctionnement du système tonal.
Dans le système tonal, "l'unité de base de climat musical", c'est la tonalité. Pour changer d'ambiance en cours de morceau, il faut changer de tonalité, en modulant. Chaque tonalité possède ses caractéristiques, sa couleur, ses possibilités expressives. Pour indiquer à l'auditeur la tonalité utilisée, le compositeur utilise les accords caractéristiques de cette tonalité : tonique, dominante et sous-dominante. Et fait essentiel : énoncer un seul accord ne suffit pas, car il y a alors ambiguïté. Par exemple, l'accord parfait Sol-Si-Ré peut être entendu comme l'accord tonique de la gamme de Sol majeur, mais c'est aussi l'accord de dominante de la gamme de Do majeur. Il faudra donc un autre accord, par exemple Do-Mi-Sol, pour fixer l'auditeur dans la gamme de Do majeur.
Dès qu'on utilise des accords de septième, cela change. En effet, l'accord de septième Sol-Si-Ré-Fa caractérise, à lui seul, la gamme de Do majeur, puisque un accord de septième ne peut être construit que sur la dominante de la gamme. Une gamme, exprimée en un seul accord : voila qui permettra de moduler beaucoup plus vite, jusqu'à perdre la notion même de tonalités successives pour aboutir à une variation continue de tonalité. Nous y reviendrons.
Avec l'utilisation d'accords complexes, le danger augmente encore, et cela au fur et à mesure de l'augmentation du nombre de notes contenues dans ces accords. Car alors, l'unité de base de climat musical, ce n'est plus la tonalité, c'est l'accord. En effet, un accord composé de 5 ou 6 notes devient en lui-même un objet musical complexe, un micro-univers qu'on peut explorer, qui engendre des tensions et des conflits, résolubles ou pas. Il n'est plus nécessaire de procéder par succession de tonalités, mais simplement par succession d'accords. Et c'est l'architecture classique par plan tonal qui est mise à mal. Ce qui n'empêche pas le paradigme "tension/résolution" de continuer à exister. Mais là où l'utilisation classique de tonalités successives offraient des solutions connues et reconnues, l'utilisation plus générale d'accords demande des solutions plus "au cas par cas", selon les besoins de chaque compositeur, selon les accords qu'il a choisi d'explorer ; à l'auditeur de s'adapter.
Un autre coup dur pour le plan tonal, c'est la modulation continue.
On a vu qu'avec un seul accord, l'accord de septième, on peut définitivement exprimer une tonalité. Ce qui permet de moduler rapidement, très rapidement. Ravel, Franck, Fauré... Ce sont des auteurs qui parviennent à moduler si vite que la tonalité devient fugitive, ambiguë, flottante.
De plus, est-il nécessaire de continuer à suivre le plan tonal, qui empilait puis dépilait les tonalités, s'obligeant à conclure finalement dans la tonalité de départ ? C'est Wagner qui le premier abandonne totalement ce principe. Cela par exemple dans le cycle d'opéras "L'anneau des Nibelungen" (dit "le Ring") : un cycle de 4 opéras aux durées successives de 1h30, 3h, 3h, et 5 heures, à peu près, et sans compter les entractes. Là où les opéras classiques (ceux de Mozart par exemple) procédaient par succession de chants, de solos, de duos, clairement séparés par des intermèdes plus ou moins parlés, Wagner procède par une seule matière musicale étendue sur plusieurs heures. Dans un tel format, qui se soucie de la première tonalité utilisée ? Qui s'en rappelle ? Les climats se succèdent au gré des humeurs évoquées par l'action et les dialogues de l'opéra, et la tonalité se plie à cette succession de climats, en mutant constamment, plus ou moins rapidement, dans ce qu'on appelle une "modulation continue".
Si on conjugue ces deux évolutions, à savoir l'utilisation de climats musicaux définis non par une tonalité mais simplement par un accord complexe, et le passage continu et sans plan précis d'un climat à un autre, on arrive à une situation assez confuse, où pas grand-chose ne subsiste de l'harmonie classique établie lors des siècles précédents. C'est là où on en est, au début du XXème siècle. Un système tonal en crise, arrivé à bout de souffle, et pas vraiment de solution de remplacement.
Nous entrons maintenant dans le XXème siècle. La musique contemporaine. Les bruits de casserole, les cris et les grincements de cordes prônés comme musique. Soyons clair : j'aime la musique contemporaine, Ligeti, Boulez, Berio, Ferneyhough, j'ai des disques, je les écoute régulièrement, je vais à des concerts, où je ne suis pas seul dans la salle, faut croire que d'autres aiment ça aussi.
Où commence la musique contemporaine ? La plupart du temps, on marque la rupture avec trois auteurs majeurs : Debussy, Bartok, et Stravinsky.
Occupons-nous d'abord de Debussy. La première rupture qu'il instaure avec la musique classique, c'est son refus de la note sensible dans les gammes mineures. Cette note sensible, la septième note de la gamme, située à un demi-ton de la tonique supérieure, avait transformé la gamme mineure antique en gamme mineure harmonique, puis mélodique, pour des problèmes de chant. Debussy revient à la gamme mineure antique, c'est-à dire au mode de La dans toute sa pureté.
Et tant qu'à faire, pourquoi ne pas aussi utiliser les autres modes ? Modes dorien, phrygien, mixolidien... Ou d'autres encore : des modes exotiques, provenant d'extrême-orient, par exemple de Java ou de Bali ; modes qui d'ailleurs sont souvent pentatoniques.
Enfin, pourquoi ne pas inventer d'autres modes ? Et Debussy invente la gamme par tons, qui est hexatonique, et qui consiste à prendre six notes espacées d'un ton l'une de l'autre : Do-Ré-Mi-Fa#-Sol#-La#, ou Do#-Ré#-Fa-Sol-La-Si. Une gamme dans laquelle la quinte n'existe plus ! C'est dire si elle est arbitraire ! Car la quinte, c'était quand même le rapport harmonique d'ordre 2, une des bases les plus fondamentales de toute la construction des gammes ! Et pourtant, la musique qu'il invente avec cette gamme par tons (par exemple, le prélude "Voiles") est pleine de poésie, de légèreté, de mystère, de charmes dans tous les sens du terme, sans rien en elle qui choque les oreilles ou fasse grincer les dents.
Autre solution possible : la polytonalité. Pour permettre de construire du neuf avec ces outils si anciens que sont les tonalités, il suffit d'en utiliser plusieurs à la fois. En les superposant. La flûte jouera en Sol majeur, le hautbois en Ré mineur, et les violons en encore une autre tonalité.
En fait, si le principe est simple, sa mise en place n'est pas évidente. Les tonalités ne sont pas toutes superposables, ou du moins certaines superpositions demandent énormément de travail pour ne pas être trop choquantes.
Cette voie est plus ou moins inaugurée par Stravinsky, qui déforme suffisamment les tonalités qu'il utilise pour y glisser des éléments étrangers, jusqu'à créer des passages à mi-chemin entre majeur ou mineur, ou "pimentant" une tonalité précise par des accords venus d'une autre tonalité (mais en laissant bien visible cet emprunt : ce ne sont pas deux tonalités mélangées à égalité). Là où Stravinsky sera extraordinairement novateur, et gagne ses galons de héraut de la musique contemporaine, c'est dans son utilisation du rythme, qui accède à une sauvagerie, à une brutalité primitive, à une puissance cataclysmique jamais atteinte jusque-là, rarement égalée depuis. Écoutez le "Sacre du printemps", et découvrez la violence que peut déchaîner un orchestre en furie...
Mais c'est Milhaud qui poussera la technique polytonale à son summum (par exemple dans les "Saudade"), et Prokofiev l'utilisera aussi dans sa Deuxième symphonie. Comme ce sont des pièces que je connais à peine, je n'en parlerai pas plus.
Qu'est-ce que le chromatisme ? C'est utiliser les 12 notes de la gamme, par opposition au diatonisme, qui consiste à n'utiliser qu'une partie de ces notes (5 ou 7 notes). J'ai dit en introduction que la musique, venue du diatonisme, avait glissé, lors de ce siècle, dans le chromatisme. On a vu comment : par l'utilisation d'accords intégrant des notes ne faisant pas partie de la gamme diatonique de départ, par l'emprunt dans une gamme d'accords (et donc de notes) provenant d'autres gammes, par la superposition de gammes, etc.
Bartok, puisque voilà le troisième initiateur de la musique contemporaine, a parcouru un autre chemin, pour arriver au chromatisme. Compositeur hongrois, il a parcouru la campagne à la recherche du folklore de son pays. Attention, nous parlons d'une vraie musique folklorique, transmise pendant plusieurs siècles, d'oreille, de générations en générations, dans une population qui ignore tout d'autres formes de musique. Notre folklore à nous a été fortement infecté par la musique savante des siècles successifs : cela a donné une musique folklorique tonale, finalement pas très éloignée de la musique classique, juste plus simple dans son expression et moins ambitieuse dans sa construction. Alors qu'en Hongrie survit un folklore fait de chants primitifs accompagnés, qui ne connaît pas le système tonal, ni les accords par superpositions de tierces, ni la prédominance de la quinte.
Bien sur, Bartok ne se contente pas de capter les gammes, les modes et les mélodies inédites employées par les peuples d'Europe de l'Est. Il les intègre dans un système musical personnel, mais qui, par son origine, est libéré du choix mineur/majeur, libéré de la dictature tonique/dominante/sous-dominante. De plus, il constate que pour accompagner une mélodie, on peut lui adjoindre des mélodies qui ne sont pas du tout dans le même mode. Et cela conduit au chromatisme.
Mais c'est un chromatisme modal : les 12 notes sont utilisées, mais pas sur le même plan. Il y a un groupe de notes qui servent d'épine dorsale, et qui constituent le mode de la mélodie. Je dis mode et non tonalité, parce que tonalité signifie de façon précise une gamme heptatonique mineure ou majeure, alors que la notion de mode est beaucoup plus vague, c'est juste choisir un certain nombre de notes au sein de la gamme chromatique. Autour de ce mode, Bartok s'autorise à utiliser toutes les autres notes, mais dans des fonctions d'accompagnement (plus importantes que de simples décorations, mais pas dans la situation prédominante des notes du mode qui sert pour la mélodie).
En fait, il y a un problème de vocabulaire, quand on parle de musique tonale, modale, ou atonale.
Musique tonale, c'est précis : c'est une musique basée sur une gamme heptatonique mineure ou majeure, qui se construit autour des accords de tonique, de dominante et de sous-dominante, et où la tierce et surtout la quinte tiennent des rôles prioritaires.
Musique modale, c'est beaucoup plus flou. Ca regroupe d'abord l'utilisation des modes dits ecclésiastiques (lydien, dorien, phrygien, etc.). Mais il y a aussi les modes venus d'autres cultures. Et puis, la création de modes nouveaux. Tout cela fait des gammes de 5, 6 ou 7 notes. Où parfois, la quinte n'existe pas. Et où les accords de tonique et de dominante n'ont pas toujours grande signification. Par contre, il y a toujours une hiérarchie : il y a des notes qui sont plus importantes que d'autres, des accords qui sont plus importants que d'autres. Par exemple, quel que soit le mode utilisé, il y a des manières autorisées de conclure un morceau, et des manières non autorisées parce que pas assez conclusives.
L'atonalité, et c'est là qu'il y a un problème de vocabulaire, ce n'est pas le contraire de la tonalité, mais le contraire de la modalité. Pourquoi ne pas dire alors amodalité ? Mystère...
L'atonalité, donc, consiste à renoncer à toute hiérarchisation. Le matériau musical de base, ce sont les 12 notes de la gamme chromatique, sans aucune sélection. Chacune de ces notes est aussi importante que les autres. Donc, pas d'accord plus important que les autres, car sinon les notes composant ces accords seraient privilégiées. Donc, pas d'accords caractéristiques, pas de passage d'un mode à un autre. Et disparition de la dissonance, qui était une forme de hiérarchie (d'un coté les accords consonants, de l'autre les accords dissonants) : tout accord est permis ! C'est la liberté, et c'est l'égalité ! A moins que ce ne soit l'anarchie ?
Pour beaucoup de musiciens, au début de ce siècle, la tonalité semble vraiment usée. Comme si en trois siècles d'évolutions constantes, elle était arrivé à un point limite. Le problème, c'est que la musique semble alors elle aussi se perdre : on ne sait plus du tout où elle va, dans ce voisinage de plus en plus serré avec le chromatisme, et l'atonalité. Le système est usé, soit ; mais sa disparition ne laisse la place qu'à une sorte de chaos, que rien ne vient organiser.
Schoenberg refuse cet état de fait, ce marécage post-tonal dans lequel s'embourbe la musique de son temps. Après avoir poussé lui aussi la tonalité à ses limites, dans des uvres au post-romantisme exacerbé, où toutes les dissonances sont les bienvenues pour exprimer la souffrance et le désespoir, après avoir frôlé l'atonalisme, il décide de s'arrêter, de réfléchir, et de concevoir un autre système musical, pour que la musique reparte sur des bases nouvelles, et puisse de nouveau progresser de façon organisée. Son système, c'est le dodécaphonisme.
Le dodécaphonisme, c'est de l'atonalité organisée. Atonalité : donc plus de notes privilégiées par rapport aux autres. Il faut traiter de façon égalitaire les 12 notes de la gamme chromatique. OK : prenons ces 12 notes, et rangeons-les dans un certain ordre. On obtient ce qu'on appelle une série. Le principe de la série est au cur du système dodécaphonique : elle remplace la notion de tonalité. Par exemple, dans une fugue dodécaphonique, on n'aura pas deux mélodies chacune dans une tonalité, énoncées séparément puis mêlées, mais deux séries, énoncées séparément puis mêlées.
Comment utiliser une série ? Il y a des règles. On peut faire entendre une série dans sa forme originale, dans sa forme récurrente (inversée dans le temps :on commence par la dernière note et on remonte jusqu'à la première note), dans sa forme renversée (inversée dans son mouvement : quand la forme originale monte d'un ton puis descend de deux tons et demi, la forme renversée descend d'un ton puis monte de deux tons et demi), et dans sa forme récurrente inversée (on mixe les deux inversions précédentes).
Ces 4 formes peuvent être transposées sur n'importe quelle note de départ : ce qui fait en tout 48 formes possibles ; on peut superposer, confronter, faire s'épouser ou se heurter ces 48 formes possibles : cela fait un matériau suffisamment riche pour faire de la musique, qui ne sonnera pas du tout comme de la musique tonale, et qui pourtant obéira à des règles précises.
Ca donne quoi, des principes pareils, comme musique ? De la musique ... différente ("Monsieur Schoenberg, votre musique est ... différente" diraient les Guignols). A la première écoute, ce sont les dissonances qui frappent le plus l'oreille, de façon plutôt douloureuse. Nous sommes tellement habitués à entendre des quintes et des tierces (même dans leurs valeurs faussées de gamme tempérée) que la mise à égalité de tous les accords, ce qui fait intervenir des rapports de seconde, de quarte, des tritons, et que sais-je encore, est assez déstabilisant. Il faut un peu d'habitude pour ne plus y faire attention, et se concentrer sur d'autres aspects.
D'abord, entendons-nous les séries, les identifions-nous, les reconnaissons-nous sous leurs formes récurrentes ou renversées ? Peut-être certains musiciens ou auditeurs professionnels le peuvent-ils. Moi non. Mais qui sait identifier les tonalités précises d'une symphonie ? Est-ce que ne pas entendre le Ré majeur se transformer en La mineur empêche d'apprécier Mozart ou Beethoven ? Je ne pense pas. Nous sommes sensibles au changement de climat créé par la modulation d'une tonalité dans une autre, même si on ne reconnaît pas cette modulation. Ne pas saisir le principe empêche pas d'apprécier les effets induits par ce principe.
De même, si on ne reconnaît pas les séries, on peut en apprécier les effets. Cela donne un matériau très malléable. Le climat peut y changer de manière beaucoup plus rapide que dans une musique tonale. Il n'y a pas alternance de grands moments sereins et de moments plus violents, mais plutôt un climat en constante mutation, qui force l'auditeur à une concentration accrue. Les détails y ont beaucoup plus d'importance. Vue le principe d'égalité, il n'y a pas de mélodie principale, accompagnée par des lignes mélodiques annexes décoratives, mais plutôt un entrecroisement de lignes superposées, alimentées d'événements musicaux qui ont tous leur importance.
Un effet induit par la musique dodécaphonique est en effet l'importance donnée aux détails. Toujours ce principe d'égalité et de non-hiérarchisation : ce ne sont plus des détails, tous les événements musicaux sont aussi importants les uns que les autres. Donc, non seulement les notes doivent être choisies avec soin, mais aussi les timbres (quel instrument joue quoi), les rythmes, les intensités.
Le summum dans cette voie vient de Webern, élève radical de Schoenberg, pour qui, une fois la série dite, la musique doit s'achever. Cela donne des pièces qui peuvent ne pas dépasser la minute, des symphonies en 5 mouvements en moins de 10 minutes, des miniatures qui finissent par s'appeler "phrases pour orchestre". Comme une poésie qui ne comporterait qu'une seule phrase, il s'agit de tout peaufiner, car tout prend une importance énorme, et le moindre déséquilibre est fatal, non rattrapable comme dans une pièce plus longue.
Ceci dit, si Webern pousse le dodécaphonisme dans cette voie de la miniature perfectionniste, Berg, autre élève de Schoenberg, et dernier membre du trio dodécaphonique (Schoenberg le père, Berg le fils, et Webern l'esprit), utilise très différemment les principes de son maître : il invente le dodécaphonisme tonal ! En effet, la série doit utiliser toutes les notes de la gamme chromatique. Mais dans une mélodie, il y a des points d'articulation, des notes plus importantes que d'autres. Il suffit de construire sa série puis de l'utiliser de façon à mettre en évidence certaines notes plutôt que d'autres, pour qu'une modalité ressurgisse, instaurée par les notes mises en avant dans la série. Une modalité qui peut même être une tonalité. Bien sur, cela viole un principe de base de la musique dodécaphonique : cette non-hiérarchisation. Mais cela prouve que des principes, en art, sont faits pour être transgressés. Dans les deux sens : en inventant le dodécaphonisme, Schoenberg avait transgressé le principe de la prédominance des rapports harmoniques successifs, et inventé une musique qui se servait de bases totalement différentes ; en introduisant de nouveau des modalités tout en utilisant les règles dodécaphoniques, Berg démontre que rien n'est incompatible !
Si les auditeurs sont plutôt choqués à prime abord par les dissonances dodécaphoniques (ce qui empêche pas certaines uvres dodécaphoniques d'être très appréciées et de connaître un certain succès, par exemple le "Pierrot lunaire" de Schoenberg, ou les opéras "Lulu" et "Wozzeck" de Berg), des compositeurs vont être très vivement attirés par le système.
D'abord parce que c'est un système nouveau, et personnel. Cela prouve qu'on peut faire de la musique sur d'autres règles que celles établies par trois siècles d'histoire musicale. C'est une perspective très excitante, que de créer ses propres règles, jouer le jeu à sa façon, au lieu de suivre des schémas pré-établis, et passablement usés.
Ensuite, ce système, surtout dans l'utilisation qu'en fait Webern, met en avant les aspects "timbre", "rythme", et "intensité", qui sont traités avec autant d'importance que l'aspect "hauteur". C'est une petite révolution : voici la hauteur détrônée de son rang d'attribut prioritaire d'un son. Et c'est exact que dans ce texte, par exemple, je n'ai jusqu'ici traité que de cet aspect : une note, c'était pour moi une hauteur, un nombre d'Hertz, et c'est tout. Soudain revient sur le devant de la scène le fait qu'un son musical possède aussi une intensité (en décibels) une durée (en secondes), et un timbre, donnée non mesurable et d'autant plus fascinante.
Il convient donc de traiter ces attributs redécouverts avec autant de soins que la hauteur, qui celle bénéficiait de tout un attirail théorique et pratique de règles, de lois et de principes.
Le sérialisme propose donc, tout simplement, d'appliquer les règles dodécaphoniques à tous les paramètres du son : les hauteur bien sur, mais aussi les durées, les intensités, et les timbres, vont être mis en série, et ces séries seront traités selon les règles établies par Schoenberg et ses disciples.
Objectif simple mais dont la mise en pratique est d'une redoutable complexité. Une série de hauteurs est aisée à mettre en place : chaque note à une valeur clairement définie et reconnaissable. Une série de durée (depuis la triple croche jusqu'à la blanche pointée par exemple), se conçoit aussi assez facilement. Une série d'intensité, c'est déjà plus complexe : on peut arriver à des valeurs, allant de pppp (pianissimo presque inaudible) à ffff (fortissimo maximal). Mais l'interprète saura-t-il rendre correctement toutes ces nuance, et l'auditeur pourra-t-il les entendre ? Enfin, quand on s'attaque au timbre, créer une série est encore plus compliqué. Il faut en effet donner des valeurs à chaque timbre. Comment faire ? 1=piano, 2=violon, 3=flûte, 4=mandoline ? C'est carrément arbitraire et un peu absurde.
Le sérialisme n'a donc pas vécu longtemps : né au début des années 50, il est enterré quelques années plus tard par ceux qui l'avaient promu, c'est-à dire Boulez, Stockhausen, Nono, Xenakis, etc. De fait, très rapidement, vu les limites du modèle sériel, tous l'assouplissent à leur guise, afin de réinjecter quelque chose qui puisse ressembler à du lyrisme, voire même de l'émotion, dans une musique que les calculs auraient tendance à refroidir. D'ailleurs, l'uvre fondatrice du sérialisme est de Messiaen, date de 1949, et s'appelle "modes de valeurs et d'intensités", titre qui sent bon la poésie bucolique.
Donc, le sérialisme rapidement se transforme en post-sérialisme. Ce qui est conservé, c'est l'idée que tous les aspects d'une uvre musicale doivent être organisés selon des principes unificateurs. Dans l'époque classique, la mélodie et l'harmonie permettaient de construire des architectures très complexes, uniquement basées sur les hauteurs des notes. Le rythme, lui, était traité de façon beaucoup plus simpliste, et le timbre (qui donne lieu à l'orchestration), était laissé à une élaboration empirique, sans aucune étude théorique poussée pour savoir les possibilités expressives réellement contenues dans cet aspect de la création d'une uvre.
Dans la musique post-sérielle, tous les aspects d'une uvre doivent être réfléchis, et organisés de façon détaillée. Se contenter de règles issues de l'habitude pour régler des aspects d'orchestration ou de rythme, par exemple, est une négligence, et une paresse. Tout doit être à chaque fois repensé, en fonction de la finalité de l'uvre. Cette réflexion peut aboutir à la nécessité d'utiliser des règles sérielles pour traiter tel ou tel aspect de l'uvre, mais pas forcément. Sinon, on retomberait sur des habitudes, ce qui est strictement interdit.
Cela complique la tache du compositeur, qui ne doit pas se reposer sur son talent d'artisan pour régler des problèmes annexes, et pour lesquels il aurait des fiches-cuisine de solutions prêtes à l'emploi. Il doit systématiquement repenser ses solutions, en fonction de l'uvre qu'il a décidé d'écrire. Cela complique aussi la tache de l'auditeur, qui doit à chaque nouvelle uvre, s'immerger dans un univers musical différent, et s'habituer à des règles nouvelles. Un peu comme si on regardait un sport dont on ignore au départ les règles : il faut en même temps comprendre les règles du jeu, et essayer d'apprécier le talent des joueurs. Sans trop savoir si tel ou tel aspect du jeu est du à une règle particulière, ou au talent plus ou moins grand d'un joueur.
Il y a eu de multiples autres mouvements musicaux dans ce siècle, plus ou moins longs, plus ou moins féconds. Puisqu'il avait été démontré que de nouvelles règles pouvaient être inventées pour fabriquer de la musique, puis exigé que chaque uvre repense entièrement son matériau musical, on a assisté à une floraison très diversifiée de théories, d'essais, et uvres, partant un peu dans toutes les directions.
Quelques problèmes ont cependant jalonnés, à mon sens, la musique de ce siècle.
Dans une uvre post-sérielle, tout doit être minutieusement régenté, tout doit être précisément organisé, défini. Cela peut devenir une véritable prison, aussi bien pour le compositeur, pour le musicien, que pour l'auditeur ! Certains auteurs ressentent le besoin de mettre un peu d'air dans ce système claustrophobique.
On peut faire ainsi intervenir le hasard au moment de l'écriture de l'uvre. Les aspects jugés fondamentaux sont écrits, les autres jugés annexes, puisqu'ils n'ont pas à être aussi clairement déterminés, sont laissées au hasard : lancer de dés, tirage du tarot, utilisation du Yi-King (livre d'oracles chinois).
On peut aussi laisser plus d'initiatives à l'interprète, qui commençait à étouffer sous le poids des contraintes de la musique sérielle et post-sérielle. L'auteur lui propose par exemple de choisir entre telle et telle séquence, ou de répéter tel motif aussi souvent qu'il veut. Il peut aussi ne pas tout indiquer sur la partition, à l'interprète de compléter à sa guise ce qui n'est pas marqué (par exemple, aucune durée n'est indiquée, l'interprète joue chaque note la durée qu'il veut). Il peut encore saturer à dessein la partition d'exigences contradictoires, de façon à ce que l'interprète ne puisse pas tout jouer : il devra choisir, et éliminer des notes ou des effets, selon sa capacité technique, et selon sa lecture personnelle de l'uvre.
Renforcer la liberté, c'est peut-être aussi ce qui engendrera des formes de théâtre musical, où l'interprète joue et danse à la fois, ou se contente de marcher, courir, sauter sur un décor préparé où le bruit de ses pas formera la "musique" ; il y aura aussi des happenings, des gags musicaux, diverses tentatives de mettre à mal le rituel du concert de musique classique : concerts donnés dans des lieux inhabituels, musiciens mélangés au public, public pris à parti et sommé de réagir, etc. Tout ceci est souvent rigolo, mais malheureusement, c'est souvent aussi assez artificiel, superficiel, et plutôt inefficace.
Le sérialisme a buté douloureusement sur le problème du timbre. La mise en avant du timbre est due à Webern qui avait inventé le "KlangFarbenMelodie", mélodie de couleurs de timbre : une même mélodie passe successivement du piano à la flûte, puis au violon, et se termine à la guitare. A chacun de ces passages d'un instrument à un autre, il y a quelque chose qui ressemble à une modulation.
Mais une révolution technologique va amplifier considérablement la réflexion sur le timbre : l'invention d'instruments électroniques, puis informatiques. Quand la musique populaire (rock, pop, etc.) se met à utiliser à tire-larigot des synthés puis des tables de mixages, la musique savante, elle, se verrait contrainte à n'utiliser que des instruments datant de plusieurs siècles ? La réponse négative à cette question engendre le début d'une réflexion sur ce qu'on appelle la lutherie électronique.
Car beaucoup de questions se posent. Pour le compositeur, comment intégrer, et faire se côtoyer, la lutherie traditionnelle et la lutherie électronique : la nature de ces sons est assez éloignée, et une confrontation fructueuse n'est pas évidente. Ensuite, comment inscrire un son sur une partition, comment le décrire clairement pour espérer que dans un siècle le même type de son soit utilisé ? Pour l'interprète aussi, des questions se posent : il faut des années pour jouer subtilement du piano ou du violon, pour connaître les différentes techniques de jeu et les possibilités expressives engendrées par ces techniques. Un synthé, ça ressemble grosso modo à un piano. Mais si le son utilisé est celui d'un violon, comment trouver des équivalents dans le jeu du synthé, pour rendre compte des possibilités expressives d'un son de violon ? Et quand le son est plus indéterminé, comment savoir quelles sont ces possibilités expressives, et à quel niveau de déformation ce n'est plus le son désiré par l'auteur ? Enfin, comment permettre à l'auditeur d'entendre ces uvres où interviennent orchestre traditionnel et instruments électroniques, qui demandent souvent la mise en place d'un instrumentarium électronique et informatique complexe, délicat à mettre en place, cher et encombrant ? A Paris, l'IRCAM s'intéresse à tout ça, et essaie de trouver des solutions. Mais en province, difficile d'entendre ces uvres. Dommage, car ce sont souvent des pièces très agréables, où la présence de l'électronique ajoute une dimension spectaculaire (le son tourne autour de la salle, ou flotte au-dessus du public...) et où l'exploration du timbre donne une sensualité, une caresse sonore parfois presque voluptueuse...
C'est aussi de l'exploration du timbre que découlent les musiques purement électroniques, ou encore les musiques concrètes, faites de collages de sons d'origine diverses, triturés manuellement ou informatiquement, mixés, et se présentant sous formes de bandes magnétiques ou de CD (pas de partition réalisable : il n'y a plus du tout de notes dans cette musique, seulement des bruits transformés en sons). Il y a régulièrement à la maison de Radio France de ces concerts où seuls des hauts-parleurs peuplent la scène, et où tous les système Dolby du monde sont largement dépassés par la technologie de pointe utilisée pour produire ces sons, dans des conditions d'écoute optimum. Expérience très intéressante, de temps en temps.
Et le public ? Que pense-t-il de tout ça ? En général, il s'en fout. Notre époque capitaliste fait que le public potentiel de cette musique, c'est à la fois tout le monde, et pas grand-monde. Potentiellement, tout le monde peut acheter des disques de musique contemporaine, et assister à des concerts, qui souvent ne sont pas très chers, car sponsorisés par l'état, directement ou indirectement. Mais s'intéresser à ces musiques nécessite de gros efforts.
D'abord, le langage musical est différent. Différent du langage musical dans lequel baigne nos oreilles : le rock/pop/variétés qui forme l'environnement quotidien de notre expérience musicale est essentiellement tonal, voire mono-tonal, c'est à dire sans aucune modulation, et réduit à des architectures si simples que l'écoute d'une symphonie de Mozart ou de Beethoven réclame déjà beaucoup d'efforts, car nous ne sommes plus du tout habitués à une écoute attentive sur une aussi longue durée. Mais différent aussi d'une uvre à une autre : les efforts d'acclimatation à une uvre sont à renouveler à chaque uvre, même si en pratique, peu à peu, on trouve des repères qui permettent de plus rapidement comprendre et pouvoir juger une uvre.
Ensuite, le tri historique n'a pas été fait. Il y a donc dans la musique contemporaine beaucoup d'uvres dont on n'entendra plus parler dans 50 ans, comme il y avait beaucoup d'uvres au temps de Mozart dont on n'entend plus du tout parler aujourd'hui, parce qu'elles n'étaient pas assez bonnes pour franchir les années et les siècles. Mais c'est aussi ce qui me plait dans la musique contemporaine : il n'y a aucun risque à aimer Mozart, tout le monde est d'accord que c'est un génie. Aimer Manoury ou Ferneyhough comporte une part de risque : je m'engage en émettant un jugement de goût, au lieu de suivre les jugements effectuées par la masse de mes prédécesseurs.
Certains auteurs ont décidé de se rapprocher du public : des compositeurs américains, pour la plupart. Et ils écrivent donc dans un langage plus accessible au grand public : ils reviennent à la musique tonale, aux grands effets orchestraux, aux architectures simples et éprouvés. C'est ce qu'on appelle le minimalisme américain répétitif, avec Adams, Reich, Riley, Glass, etc. J'aime bien Reich, mais j'ai subi "El Dorado" d'Adams : une heure de Do majeur massif et continuel, avec un grand orchestre, et un procédé d'accumulation de nappes successives, bref un assemblage de recettes éculées parfaitement nul et sans intérêts. Éprouvant... Ce sont bien sur ces auteurs que Virgin par exemple essaie de mettre en avant au sein de la musique contemporaine (disque de présentation pas cher édité par ses soins), espérant sans doute toucher grâce à eux un public élargi, et donc augmenter ses bénéfices.
Car c'est notre époque qui veut ça : l'art n'est toléré que s'il est populaire, et donc rentable. Sinon, il se fait taxer d'élitisme, et de pédantisme. Pourtant, cet art est à la portée de tous, pourvu qu'il en ressente le besoin, et qu'il en ait la volonté : pas d'élitisme là-dedans. Écouter de la musique contemporaine, c'est peut-être un peu comme traverser l'Atlantique à la rame (mais en plus facile quand même) : ça ne sert à rien, tout le monde n'a pas à le faire, mais si certains en ressentent le besoin, ils peuvent le faire, il faut juste oser s'y mettre et s'accrocher un peu. J'ai personnellement ressenti le besoin de m'intéresser à ce genre de musique parce que je sentais qu'il y avait là des choses susceptibles de me plaire, j'ai mis un an à m'habituer aux différents musiques proposées, et aujourd'hui, le plaisir que je ressens à ces musiques, sur CD chez moi ou en concert, ce plaisir m'est devenu indispensable.
Qui plus est, il y a une demande du public, tout au moins une curiosité très forte : les concerts auxquels j'assiste sont la plupart du temps fortement fréquentés, et le festival de musique contemporaine organisé chaque année par Radio France en Février, appelé "Présence", et consistant en toute une série de concerts gratuits, connaît un succès de plus en plus énorme, il faut maintenant faire la queue parfois plusieurs heures pour pouvoir entrer dans la salle.
Voilà où on en est. Pendant plusieurs siècles, la musique s'est concentrée sur le problème des hauteurs de notes. Ces hauteurs, peu à peu, ont été fixées au sein d'une gamme, qui a subi de nombreuses évolutions au fur et à mesure des besoins des compositeurs. Cette gamme a fini par se stabiliser, dans la gamme tempérée, aujourd'hui très largement plébiscitée. Certains musiciens baroques utilisent les gammes inventées au moyen-age, parce que ce sont celles utilisées par les auteurs qu'ils aiment jouer, et certains compositeurs s'amusent avec des quarts de ton, voire des huitièmes de ton, histoire de se croire à l'avant-garde. Mais dans l'ensemble, tout le monde utilise la gamme tempérée.
Comment utiliser cette gamme ? Une manière s'est elle aussi peu à peu imposée : le système tonal. Ce système s'est lentement d'abord, puis de plus en plus vite, enrichi, compliqué, permettant de construire des uvres de longue durée puissamment structurées. Au bout d'un moment, le système est arrivé à une certaine limite, et certains compositeurs ont tenté de trouver d'autres systèmes pour fabriquer de la musique.
Contrairement à ce que pensent certains esprits obtus, je pense que ces tentatives ont été fructueuses, et qu'aujourd'hui il est possible de fabriquer des systèmes musicaux très divers, et de produire des uvres intéressantes, parfois même très belles et émouvantes, à partir de règles qui n'ont rien à voir, ni de près ni de loin, avec celles du système tonal. Chacun peut donc inventer son système, produire un matériel musical inédit, et générer des uvres à partir de ce matériel qui soient parfaitement personnelles.
Ce qui fait que la question n'est plus vraiment là. Et les compositeurs d'aujourd'hui se posent d'autres questions, qui touchent aux autres paramètres des sons. Le rythme, par exemple, la manière dont nous le ressentons, et la manière dont il est utilisé, a été profondément bouleversé lors de ce siècle, sans doute par l'apport de civilisations extra-européennes (Afrique, Inde...) qui avaient des conceptions du rythme beaucoup plus complexes et riches que les nôtres.
Mais c'est surtout le timbre qui aujourd'hui ouvre des perspectives passionnantes à la musique. La lutherie électronique n'en est qu'à ses débuts, et elle promet de fantastiques possibilités musicales inédites. C'est un domaine qui engage les compositeurs, les musiciens et aussi des chercheurs et des informaticiens, peut-être plus tard d'autres corps de métier. Depuis peu, la technique de traitement en temps réel est à peu près au point : le son d'un instrumentiste est capté par un micro, traité en temps réel par un système informatique, et réinjecté par des hauts-parleurs dans la salle de concert. Cela permet de réintroduire dans ses sons électroniques la subtilité du jeu de l'interprète, à charge pour le programme de réagir aux subtiles différences du son de départ. Une autre possibilité pourrait être de créer des instruments nouveaux, bardés de capteurs MIDI améliorés (Musical Instruments Digital Interface, norme utilisée par les synthés, les boites à rythme et autres séquenceurs pour se transmettre des informations musicales sous forme numérique), afin de créer vraiment des instruments par exemple intermédiaires entre un violon et une flûte, où le flux d'air émis par la bouche serait par exemple modulé par un archet, et non par un système de trous comme dans une flûte normale.
Bref, il reste encore bien des choses à inventer en musique, et bien des chef
d'uvres à écrire. Les siècles passent, et l'histoire continue.
Principalement : "Gammes et tempéraments musicaux" de J. Lattard, chez Masson. Complexe, plein de graphiques et de tableaux, très riche, fort cher (plus de 200F. pour 130 pages...). La bibliographie de cet ouvrage pointe vers un important nombre d'ouvrages, dont je relèverai "Musique et tempérament" de P. Y. Asselin, chez Costallat, qui semble être une référence, mais que je n'ai pas lu.
Accessoirement : "La musique et son langage" de J. Chailley, chez Zurfluh. C'est de là que j'ai puisé une vision de l'évolution musicale liée à la prise en compte successive d'accords de plus en plus complexes. Mais ce livre est obscurci par de multiples auto-références aux ouvrages précédents de cet auteur, et par une haine mal digérée contre la musique contemporaine (il faut dire qu'au début du siècle, Chailley était considéré comme un compositeur aussi prometteur que Messiaen ; le passage du temps a fait son uvre, mais Chailley en a sans doute gardé une certaine rancur...)
Quelques lectures anecdotiques de dictionnaires musicaux ont permis de rajouter des détails accessoires ici et là, et des discussions avec des gens beaucoup plus compétents que moi sur le news group fr.rec.musique m'ont permis de reconsidérer certaines de mes positions et de corriger un certain nombre d'erreurs. Sûrement pas toutes, malheureusement !
Sans oublier plein de calculs fait à la mimine, pour remplir les grilles de ce texte ; la plupart existent sûrement dans d'autres ouvrages, mais réinventer le fil à couper le beurre ne me dérange pas plus que ça.
Je n'ai pas trouvé grand-chose d'équivalent à ce texte sur la vaste toile. Mais je n'ai pas cherché à fond, et ça change tous les jours. Si vous avez des adresses intéressantes sur des sujets analogues, n'hésitez pas à m'en faire part !
Un internaute sachant surfer m'a communiqué cette adresse, qui apporte un éclairage un peu différent sur certains points expliqués dans ce texte :
Je tiens également à citer un site complémentaire, en ce sens qu'il s'agit d'un cours d'écriture musicale, divisé en trois parties, respectivement sur l'harmonie, le contrepoint et la fugue. Le lien est celui-ci : http://members.xoom.com/saguenay/. Ces cours sont en français et sont complets. Ils nécessitent par contre de bonnes connaissances en solfège. Qui plus est, la page http://members.xoom.com/saguenay/liens.htm référencie à son tour un bon paquet de sites musicaux.
Une autre page, qui permet de mettre en pratique des gammes, certaines évoquées ici, et d'autres, avec des diagrammes, des possibilités d'écoute, et tout et tout : "La méthode musicale harmonique complète pour débutants ou confirmés".
Quelques pages, mais en anglais, traitant de sujets analogues, et que je n'ai guère eu le temps de visiter, donc à vous de fouiller :
Enfin, pour ceux que la musique micro-tonale intéresse, voici une page de références assez impressionnante, qui cite beaucoup de livres mais aussi des sites Web : microtonal bibliography (the most extensive in existence)of microtonal music, microtonal composers, microtonal scores and microtonal theory.
Écrire à l'auteur : Laurent Gautier
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